Filipe Andrade : « La cuisine, c’est plus qu’une question de goûts et de saveurs »
Avec Toutes les morts de Laila Starr, le dessinateur portugais Filipe Andrade s’est affirmé comme un des artistes les plus enthousiasmants du Vieux Continent révélé une fois n’est pas coutume par l’industrie des comics. Dans Le Dernier festin de Rubin, toujours publié aux États-Unis par BOOM ! Studios et chez nous par Urban, et à nouveau scénarisé par le prolifique Ram V, il confirme la virtuosité de son coup de crayon et son époustouflante maîtrise d’une palette de couleurs aussi relevées que les mets de la cuisine indienne mis à l’honneur par le personnage principal. Rubin, un démon cannibale qui aime autant la bonne chère que la chair fraîche, décide de sillonner l’Inde pour tourner une émission culinaire à la manière du regretté Anthony Bourdain et embarque dans son sillage un jeune réalisateur doué mais en plein doute. Rencontré à l’occasion du dernier festival d’Angoulême, Filipe Andrade est revenu sur la genèse de cette exquise bande dessinée avec la même générosité que celle qu’il attribue aux meilleurs cuisiniers. Pour lui, la gastronomie, comme le dessin, est une affaire sérieuse.
Pouvez-vous nous parler de la première séquence du livre qui est une véritable leçon quant à la manière d’introduire un personnage ?
Quand Rubin regarde son propre portrait en peinture dans le musée ? À travers ses yeux, on voit la manière dont on le représente comme un démon. J’aime le fait qu’il soit de dos. La deuxième planche, elle non plus, ne révèle pas grand-chose. Mais le langage corporel de Rubin en dit déjà pas mal sur lui et, sur la dernière case, on découvre ses yeux qui ressemblent à ceux d’un bouc. J’adore le fait qu’on partage son point de vue et qu’à la fin, on reste sur ce sentiment d’étrangeté.
Comment travaillez-vous avec Ram V ?
Ram écrit de manière assez littéraire mais en tant qu’artiste, c’est très facile de travailler à partir des textes qu’il fournit. Le premier découpage, page par page, est là, et le texte des bulles est indiqué. Je suis tout de suite dans la scène. Je ne me souviens pas précisément de ces deux pages en particulier, mais habituellement notre process est le suivant : il envoie le script à Eric [Harburn], notre éditeur chez BOOM! Studios, qui me le fait suivre. Après une première lecture attentive, j’appelle Ram. Nous parlons un peu de l’intrigue, puis je me lance dans le découpage proprement dit. Eric et Ram me font des retours et quand je commence à dessiner je peux toujours consulter Ram pour éclaircir tel ou tel point. On a des conversations très ouvertes qui nous permettent de construire et maintenir une cohérence tout au long du livre.
Votre complicité est maintenant bien établie et vous autorise à tenter des choses. On se souvient de la séquence présentée du point de vue de la cigarette dans Laila Starr…
Oui, il y a quelque chose d’assez intuitif avec Ram. Mais cette scène en particulier a justement occasionné pas mal de discussions entre nous. Ce n’est pas courant que le point de vue soit depuis l’intérieur d’un cendrier. Pour moi, c’était cet angle-là qu’il fallait choisir. En revanche, nous avions du mal à décider s’il fallait faire commencer ou non la séquence à la page précédente. En fait, c’est plus naturel de poser la caméra dans le cendrier quand le lecteur est déjà là, sur la dernière case d’une page, plutôt que de le jeter sans préavis au cœur d’une séquence abstraite sur une seule page. Mon idée au départ était très différente de celle de Ram. Nous avons dû trouver un compromis, en tâtonnant. Et à l’arrivée, j’adore cette page.
Nous vivons dans un monde clairement obsédé par la cuisine, entre Instagram et les émissions culinaires. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ce projet ?
Quand Ram est venu me voir avec l’idée de faire cette histoire de démon de la cuisine indienne, j’ai immédiatement pensé à l’émission Chef’s Table et bien sûr aussi à Anthony Bourdain dont il est question dans Le Dernier festin de Rubin. J’ai toujours été un fan de l’écriture, très légère et en même temps très touchante, de Bourdain, ainsi que de ses émissions. Il y a chez lui cette volonté d’essayer de nouvelles choses, d’être curieux, de ne jamais faire comme s’il savait tout d’emblée.
Et puis, la cuisine indienne me parle. Je suis allé sur place et, à l’exception du gigot d’agneau rôti, j’ai déjà goûté quasiment tous les plats qui sont dépeints dans le livre. Donc rien que sur cet aspect-là, j’étais partant. Puis en parlant avec Ram, j’ai commencé à voir le projet sous un angle supplémentaire : il ne s’agit pas que de goûts et de saveurs, il s’agit aussi de ce que la nourriture représente. Je viens d’une famille nombreuse, et dans les grandes familles on fait de gros repas où chacun cuisine quelque chose, où les recettes se partagent, se transmettent. Moi, ça m’a donné envie de préserver les recettes que s’échangent mes oncles ou mes tantes. J’ai même fait un petit fanzine que je distribue dans la famille pour que cette mémoire collective ne disparaisse pas. Nous prenons tout pour acquis mais c’est important de ne pas laisser perdre ce qui nous est cher.
Quel travail de recherche vous a demandé la réalisation du Dernier festin de Rubin ?
Cela m’a pris des mois pour préparer ce livre. Je suis certes déjà allé en Inde. Mais pour que le projet soit crédible, pour que cette BD soit fluide, il fallait que j’emmagasine dans ma mémoire musculaire de dessinateur mille détails sur cette culture. Or l’iconographie est énorme. Les gens ne mangent pas de la même manière que nous en Inde, les assiettes, les tables, les sièges sont différents. Au-delà de ça, les voitures, les routes, l’architecture, même les affiches dans la rue, les oiseaux… Tout est différent. C’est comme si vous visitiez une autre planète. Je n’ai jamais vu un endroit pareil, aussi vivant. Votre cerveau devient dingue face à tout cela. Ce qui frappe par-dessus tout ce sont les jaunes…
Est-ce que l’usage que fait l’artiste de ses couleurs est comparable à celui que fait le chef de ses ingrédients ?
Oui, c’est assez proche. Si vous prenez un plat très simple comme une pizza, ce n’est vraiment que lorsque vous placez la dernière touche, les feuilles fraîches de basilic, que le plat prend vie. Quand vous faites une peinture, c’est la même chose : on tâtonne, il manque quelque chose, et puis, à la fin, à force de s’appliquer, ça se met en place. Je trouve qu’il y a aussi beaucoup de générosité dans ces deux activités : ce n’est pas que pour soi qu’on se lance dans une recette ou dans une peinture, c’est aussi pour les autres.
Il y a un enseignement dans le livre que Rubin essaie de faire passer à son réalisateur, c’est que le désir pour l’art doit être encouragé. Avez-vous eu quelqu’un dans votre vie qui vous a encouragé à faire ce métier ?
J’ai surtout été inspiré par des artistes classiques. Mes parents sont historiens et j’avais accès à la maison à une riche documentation et j’ai toujours été un grand, grand fan de la Renaissance italienne, Donatello, Leonard de Vinci et bien sûr Michel-Ange… Mon mentor à moi, c’était lui : le plus grand artiste du millénaire. Quand il a fait sa première Pieta, il avait 21 ans. Ça m’a mis d’emblée une pression monstre. Je me suis toujours posé des défis. Quand j’ai découvert par exemple que Jo Madureira était l’artiste qui avait commencé à travailler pour Marvel au plus jeune âge, quand il avait 16 ans, je me suis dit : il faut que j’y arrive à 15 ans. J’ai toujours voulu me mesurer à tout le monde, ne pas être simplement un bon artiste au Portugal.
Quels sont vos projets et quels sont les défis qui vous restent à relever désormais ?
Pour ce qui est de la bande dessinée, je ne peux pas parler de ce que je fais en ce moment, mais j’ai quelques projets. Plus largement, j’ai envie de changer d’échelle dans mon art et d’aller vers quelque chose de plus plastique. J’ai un diplôme en sculpture. J’ai fait les beaux-arts et c’est en train de me travailler à nouveau. J’ai envie de me reconnecter avec cet aspect de mon travail pour dessiner et peindre des choses à plus grande échelle.
Propos recueillis et traduits (de l’anglais) par Guillaume Regourd
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Le Dernier Festin de Rubin.
Par Ram V et Filipe Andrade.
Urban Comics, 152 p, 19,91 €.
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