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Jean Dytar, l’aventure immobile

15 juin 2018 |

Jean-DYTAR_photo-Regis_GonzalezJean Dytar creuse son sillon d’auteur méticuleux, explorant l’Histoire des hommes et de l’art, fouillant la question de la représentation du monde, à travers le récit, la peinture, les cartes géographiques. Après La Vision de Bacchus, où il évoquait la peinture de la Renaissance à Venise, l’auteur de 38 ans, installé dans le Beaujolais, a pris la mer – en esprit tout du moins – pour raconter la laborieuse et âpre conquête du continent américain. Dans Florida, il décrit une Europe du XVIe siècle en guerre, de religions notamment, et dont les représentants les plus audacieux sont prêts à traverser les océans pour défricher un Nouveau Monde, aussi inquiétant qu’excitant. Mais il conte aussi une histoire familiale touchante, faite de rêves brisés. Amateur d’Uderzo et de Gotlib, marqué enfant par le Jonathan de Cosey – « même si c’était beaucoup trop tôt, cette lecture m’a laissé de grandes émotions » – fan de Théodore Poussin et des albums d’Alan Moore, Jean Dytar revient sur ce long travail pour BoDoï.

Qu’y a-t-il à l’origine de Florida ? L’envie de parler de la conquête de l’Amérique ou du métier de cartographe au XVIe siècle ?

Les deux en même temps, à vrai dire. D’une part, l’exploration du territoire qui allait devenir l’Amérique m’a toujours intéressé, par son côté aventure. D’autre part, les cartes avaient pour moi un attrait avant tout esthétique. Dans La Vision de Bacchus, j’avais d’ailleurs dessiné une carte en arrière-plan, une carte du XVe siècle de laquelle l’Amérique était évidemment encore absente – à l’époque, on utilisait encore des cartes basées sur celles de Ptolémée. C’est là que j’ai commencé mes recherches sur les cartes anciennes.

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L’intérêt n’est alors plus simplement esthétique.

Oui, car les cartes attestent de l’état des connaissances géographiques à un moment donné: au XVIe siècle, on connaît de mieux en mieux le monde. Mais surtout, elles ont une signification politique : le choix d’une représentation montre le point de vue duquel on se place, et le dessin des frontières et le nom donné aux territoires découverts émanent souvent d’une volonté politique. Dans le même temps, j’étais fasciné par la dimension de rêverie du métier de cartographe à l’époque : imaginez, l’Allemand Martin Waldseemüller a produit la première carte de l’Amérique en 1507 sans jamais avoir voyagé ! Cette tension entre cartographe immobile et explorateur a été le vrai déclencheur du projet et c’est ainsi que je suis tombé sur le personnage de Jacques Le Moyne : un cartographe parti pour le Nouveau Monde, revenu après une aventure dramatique et qui s’est reconverti dans le dessin de miniatures et de natures mortes. C’était le personnage idéal pour aborder les thèmes qui m’intéressaient, ainsi que la question des distances, lui qui avait commencé à travailler sur le très lointain pour finir par observer le monde à la loupe.

dytar_florida_eleonore_enfantLe sujet de la représentation du monde est effectivement au coeur de votre livre, mais aussi des précédents. Est-ce aussi une façon de réfléchir à votre propre travail ?

C’est vrai. Dans Le Sourire des marionnettes, on évoque la représentation d’un jardin qui serait à l’image du paradis. Et je m’étais moi-même amusé à imiter les miniatures persanes, en dessinant un monde clos d’un point de vue distant et omniscient. Dans La Vision de Bacchus, il est aussi question de perspective, de distance, de peinture du monde. Dans Florida, quand je parle de Théodore Le Bry et sa façon de dessiner le nouveau monde et ses habitants à partir de différentes sources et des demandes de ses commanditaires, j’apporte mon regard critique. Mais finalement, je fais le même travail, je sais qu’il est impossible de représenter la réalité, mon but est donc d’être le plus vraisemblable possible pour le lecteur.

Cela implique une importante documentation.

Oui, bien sûr. Pour La Vision de Bacchus, où j’ai dû me confronter au hiatus peinture VS bande dessinée, j’ai passé du temps à copier des tableaux de la Renaissance : j’aime beaucoup ce travail, on comprend beaucoup de choses sur la composition d’une oeuvre et on a l’impression d’entrer dans l’intimité de l’artiste. Toutefois, pour Florida, il fallait que je me détache aussi des gravures de l’époque, que je finis tout de même par montrer à la fin pour boucler mon histoire et pour leur intérêt historique. Car mon récit est une reconstitution, qui passe par le filtre des souvenirs de Jacques et aussi par l’imaginaire de son épouse Éléonore. Entre lavis, brou de noix, encre et aquarelle, j’ai tenté de produire des dessins un peu impressionnistes, du moins pour la partie se déroulant en Amérique, des planches qui cherchent à exprimer des sensations avant tout.

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Par moments dans Florida, vous semblez hésiter entre BD historique et roman d’aventure. Quel équilibre cherchiez-vous ?

Je ne voulais pas d’un récit trop historique, je voulais du romanesque, de l’intime, mais qui se déploient de manière très vaste… Pour ce faire, je n’ai même pas eu besoin d’injecter tant de fiction que cela. J’ai extrapolé certains faits, j’ai donné deux filles au couple Le Moyne, mais c’est tout… Après, dans cette période historique, tout est imbriqué au niveau politique et diplomatique. Difficile donc de parler conquête de l’Amérique sans parler des relations entre l’Espagne, l’Angleterre et la France, et donc de passer outre la guerre de religions… Mais j’ai pris soin de ne pas noyer le lecteur sous les dates, de replacer la grande Histoire à hauteur des gens ordinaires. Comme cette longue introduction, où le massacre de Saint-Barthélémy est évoqué par les personnages : on découvre a maisonnée des Le Moyne tout en comprenant le contexte de l’époque.

dytar_florida_eleonoreEt on découvre que le personnage principal est sans doute Éléonore, l’épouse du cartographe…

En effet. Au départ du projet, elle n’était pas si importante, mais elle a pris de plus en plus de place au fil de l’écriture, et selon les conseils de mon éditeur. Jacques était le protagoniste évident, mais c’est une victime tout du long et j’avais besoin de quelqu’un de plus positif pour porter l’histoire avec lui. Éléonore apporte un point de vue féminin dans un monde très masculin, ainsi que sa part de rêve et d’espoir. Et elle réalisera une part de son rêve en aidant à publier la carte de son époux. À travers le couple qu’elle forme avec Jacques et à travers leurs enfants, je peux aussi aborder la question de la transmission, qui me tient à coeur.

Mais si vous aviez suivi Jacques Le Moyne pas à pas dans son aventure, on aurait pu s’identifier à lui plus facilement et être moins gêné par son profil de victime.

Peut-être, mais je n’avais pas forcément envie d’un récit épique. Je m’intéressais aux choses du quotidien, comment les gens se tenaient au courant des progrès du monde, comment ils imaginaient les terres nouvellement découvertes… Montrer aussi leurs aspirations, souvent loin de leur réalité.

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Combien de temps avez-vous passé sur Florida ?

Pas loin de quatre ans, même si, pendant deux ans, j’étais aussi prof d’arts plastiques. C’est vrai que Florida est allé plus loin que je ne l’imaginais au départ. Je me suis rendu compte de l’ampleur du projet au moment du storyboard. Mais je ne pouvais faire moins ou abandonner une partie de l’histoire, au risque de devenir trop lourd ou didactique, puisque j’aurais dû délivrer d’une manière ou d’une autre des informations historiques pour que le lecteur comprenne bien le contexte, qui est celui de l’émergence de l’idée coloniale. J’ai préféré prendre plus de place pour inclure tout ça dans un récit de fiction.

florida_couvQuels sont vos projets ?

Mon prochain album sera une bande dessinée jeunesse, une première pour moi ! Ce sera dans la collection Delcourt/Le Louvre. Mais cette fois, pas de travail de copiste : ce sera drôle et je prendrai plus de recul par rapport aux tableaux !

Propos recueillis par Benjamin Roure

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Florida.
Par Jean Dytar.
Delcourt/Mirages, 264 p., 29,95 €, mai 2018.

Jean Dytar a mis en ligne un site très riche où il raconte les coulisses de la création de ses livres et donne accès à des archives intéressantes.

Images © Jean Dytar / Delcourt – Photo © Régis Gonzalez

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