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« Building Stories », le grand oeuvre de Chris Ware

19 novembre 2014 |

building_stories_couvertureLes éditions Delcourt publient l’oeuvre la plus ambitieuse et la plus inclassable de Chris Ware : Building Stories, bande dessinée multiforme tentaculaire, qui se décline sur 14 livres-objets rassemblés dans un coffret.

Travail minutieux jusqu’à l’obsession, Building Stories regroupe différentes histoires courtes imaginées par l’auteur de Jimmy Corrigan durant une dizaine d’années. Et parfois parues ici ou là dans des revues ou collectifs outre-Atlantique, tels Kramers Ergot, The New Yorker ou The New York Times Magazine. Et aussi dans Acme Novelty Library, la collection de très beaux livres que Chris Ware éditait lui-même.

Building Stories est une saga à taille humaine. Composé de plusieurs bandes dessinées de tous formats (du strip dépliant au panneau cartonné, en passant par un journal gigantesque ou des mini-comics), elle narre la vie d’une jeune femme dont on ne saura jamais le nom, amputée d’une jambe quand elle était enfant. C’est elle qui conte sa propre existence, à la manière d’un journal intime, au fil d’une voix off entêtante. Ses études d’art ratées, son ambition d’écrire, son boulot apaisant mais ennuyeux chez un fleuriste, sa solitude et la détresse qu’elle entraîne. Son premier petit copain et son avortement. Puis sa rencontre avec un architecte, la naissance de sa fille, son angoisse face à la crise pétrolière, le cancer de son père, le suicide de sa meilleure amie, son quotidien de ménagère en banlieue… On la découvre aussi, au détour d’un court strip, âgée, discutant avec sa fille adulte de ses rêves d’écriture évaporés.

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building_stories_caseOutre les aventures cocasses de Brandford l’abeille – reprenant la figure récurrente de Chris Ware du personnage qui déprime parce qu’il ne trouve sa place nulle part –, l’auteur propose aussi d’autres entrées dans le récit, notamment par la figure centrale de l’immeuble de trois étages dans lequel vit un temps son héroïne. On découvre le passé et le quotidien de la très vieille propriétaire, et du couple dysfonctionnel du deuxième étage. Et l’immeuble lui-même commente la situation, comme un vieux sage un peu déconnecté des réalités de la vie au XXIe siècle. C’est là le premier degré de signification du titre, ces « histoires de l’immeuble ». Mais « Building Stories » suggère également que toutes ces petites tranches de vie somme toute banales sont autant de briques dans la construction d’un individu, que les drames de l’existence s’apparentent à des lézardes dans la façade, que l’affaissement des fondations (i.e. la perte d’une jambe) met en péril toute une maison/vie. La métaphore, simple, fonctionne. Et prend une dimension supplémentaire dans la forme même du projet, composé de petites et de grosses pièces graphiques à assembler pour obtenir l’édifice éditorial final.

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Car c’est bien là que l’oeuvre fascine. Chris Ware recherche en permanence l’adéquation entre son récit et la mise en images, la manière parfaite d’assembler ces petits bouts d’autobiographie fictive. Il pose des flèches, suggère un ordre de lecture tout en laissant la possibilité de picorer, comme on parcourt une boîte pleine de vieilles photos dispersées; il multiplie les genres narratifs, joue avec les codes du 9e art et ses formats. building_stories_planche1Oui, Chris Ware vise la perfection. De manière obsessionnelle, presque maladive. Et, dès lors, il demande au lecteur un effort rare, des heures et des heures pour déchiffrer son minuscule mais impeccable lettrage, une empathie forcée pour supporter son héroïne dépressive, une obstination pour tout déchiffrer dans le moindre détail et donc apprécier la vue d’ensemble. Encore une fois, la métaphore : le lecteur n’est pas face à un livre, mais face à un jeu de construction.

Au niveau graphique également, Chris Ware ne laisse rien au hasard. Sa ligne ultra-précise force l’admiration, sa manipulation de figures géométriques est talentueuse, la composition des double-pages autour d’un dessin grandeur nature (un nouveau-né, un visage…) au centre est impressionnante, son usage de la perspective et des vues en coupe est bluffant. Et quand il se prend à se rapprocher dans quelques rares gros plans de son héroïne, le parti-pris réaliste (les rides, les rougeurs…) vibre d’émotions.

Il fallait bien toute ces années et ce labeur inimaginable pour nous fasciner pour la vie et les considérations tellement ordinaires d’une jeune femme d’aujourd’hui, pour faire de ce parcours anodin une fiction étourdissante. En prenant un peu de recul, on se dit qu’une telle démarche est d’ailleurs une véritable folie… Mais c’est celle d’un artiste qui n’a renoncé à rien pour bâtir son grand oeuvre, qu’il a voulu parfait de bout en bout, des fondations au sommet. Devant un tel travail, un tel résultat, on ne peut que s’incliner.

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Building Stories.
Par Chris Ware.
Delcourt, coll. Outsider, 69,95 € (pour les anglophones, il est beaucoup moins cher en anglais), le 29 octobre 2014.

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