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BoDoï, explorateur de bandes dessinées – Infos BD, comics, mangas | April 28, 2024















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Pourquoi les ventes aux enchères de planches de mangas restent rares

28 juin 2018 |

En France, en Europe, aux États-Unis, la vente de planches originales de bande dessinée est monnaie courante. Et les ventes aux enchères, dans des salles prestigieuses telles Christie’s, Artcurial ou Millon, se multiplie depuis quelques temps, portées par des sommes records pour des oeuvres rares, comme des planches d’Hergé ou des toiles d’Enki Bilal. La récente vente d’une planche du « Dieu du manga », Osamu Tezuka (décidément à l’honneur cette année !), a mis un coup de projecteur sur le potentiel marché des planches originales de mangas. Alors, épiphénomène ou porte ouverte sur une mine d’or ? BoDoï tente de répondre à la question.

Osamu Tezuka Astro Boy

Osamu Tezuka tenant une figurine de son personnage Astro.

 

Nous vous en parlions récemment dans le Monde du manga : une planche d’Astro Boy d’Osamu Tezuka a été vendue aux enchères 269 400 € (frais inclus) par Artcurial. Alors qu’en France on se félicitait de ce succès qui permettait de pouvoir enfin donner au manga ses lettres de noblesse en l’élevant au rang d’art auprès d’un large public, et qui allait peut-être favoriser l’arrivée d’autres œuvres japonaises sur le marché, la perception japonaise de cet événement était en réalité tout autre.

« Au Japon, il n’y a pas de marché »

Stephane Beaujean

Stéphane Beaujean.

Interrogé sur la vente d’originaux par les auteurs japonais, Stéphane Beaujean, directeur artistique du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, indique que, même si certains se laissent tenter à la vente « en salon, sur leur site ou directement à des collectionneurs, dans l’ensemble ça reste rare. Et comme il n’y a pas de marché, ils ne savent pas à quel prix vendre. Souvent, les offres sont trop basses. Les collectionneurs occidentaux étant habitués aux prix pratiqués en ventes aux enchères profitent de l’absence de marché japonais pour proposer des prix bien en dessous de leur valeur vénale à l’international ». Sur ce point, l’artiste et mangaka indépendant Eldo Yoshimizu confie « vendre plusieurs dessins faits au crayon » et admet qu’il serait « prêt à vendre ses crayonnés de planches, car pour [lui] ce sont des éléments qui appartiennent au passé ». Cependant, hors de question de vendre ses pages finales encrées. Stéphane Beaujean ajoute que, pour certains auteurs, il est mal vu de vendre ses planches « car c’est l’aveu d’un besoin d’argent et donc d’insuccès »… Perception toute japonaise, contrebalancée en France par des auteurs comme Lewis Trondheim qui n’hésitent pas à jouer avec les collectionneurs, ce dernier en allant jusqu’à vendre son badge VIP du président du festival d’Angoulême 2007 !

Connaissant le marché et voyageant régulièrement au Japon, Stéphane Beaujean a toujours poussé les mangakas à « ne pas vendre en dehors des systèmes de vente officiels qui aident à créer les cotes ». Bonne intention, mais dans les faits c’est malheureusement impossible. Les ventes aux enchères proposant des mangas sont inexistantes au Japon… et pour de multiples raisons.

Le jackpot du fisc

Pour Sachie Fujita, éditrice japonaise indépendante en charge d’auteurs de renommée internationale, « le premier problème est l’imposition. Au Japon, le manga n’étant pas considéré comme un art, il serait imposé comme tout le reste […] et cela pourrait poser de sérieux problèmes fiscaux aux auteurs à succès ou à des sociétés comme Tezuka Productions » (qui détient le travail d’Osamu Tezuka). Cela peut paraître bien étrange, car sur le principe des ventes aux enchères pratiquées en Occident, chaque planche peut avoir une valeur propre. Mais au Japon, le système fiscal pourrait être fatal à ceux qui auraient le malheur de vendre quelques planches. Stéphane Beaujean confirme ce point entendu maintes et maintes fois de la bouche d’auteurs et d’éditeurs japonais : « Tant qu’un auteur ne vend pas, il est impossible de considérer que ses planches ont une valeur commerciale, [mais si cela arrive], le service des impôts pourrait tout à fait imposer un auteur sur son stock de planches en partant de la valorisation faite sur quelques ventes. C’est d’ailleurs pour cette raison que les ayants droit montent une fondation après la mort des auteurs, pour se prémunir des impôts. »

Expo Ryuko

Planches de Ryuko exposées par Eldo Yoshimizu. © Eldo Yoshimizu

Le manga est un tout indissociable

Planche Astro Boy

Planche d’Astro Boy tirée du catalogue d’exposition : Osamu Tezuka – Manga no Kamisama. © Tezuka Productions

Le deuxième problème relève de différences de perception culturelles et artistiques entre le Japon et l’Occident. Pour les Japonais, « le manga est avant tout un récit, quelque chose qui raconte une histoire », précise Sachie Fujita. C’est un cheminement et non une œuvre d’art, et encore moins une composition d’œuvres différentes. Chaque dessin, chaque case, chaque planche et chaque chapitre n’a donc de valeur qu’accolé aux autres. C’est pourquoi « il n’y a pas de planche inutile ou superflue. Toutes les planches sont nécessaires à la compréhension de l’histoire, il n’y a donc aucun sens réel à isoler une planche pour la vendre en tant que telle« . Il est d’ailleurs intéressant de voir qu’Eldo Yoshimizu, habitué au domaine de l’art depuis des années, a exposé son manga Ryuko chapitre par chapitre, plutôt que planche par planche. Cette pensée est donc ancrée au Japon, même pour un auteur venu de l’art.

Toujours avec cette idée qu’une planche fait partie d’un tout indissociable, Sachie Fujita indique que les Japonais ne comprennent pas « pourquoi une planche avec un personnage ou une scène clé aurait plus de valeur qu’une autre ».

Pour ces différentes raisons, les ventes de planches sont donc impensables au Japon, et Sachie Fujita va même jusqu’au bout de la réflexion en affirmant que « si un jour un auteur voulait se lancer dans la vente, peut-être que cela se ferait en un seul lot et pas planche par planche ». Stéphane Beaujean confirme que « les auteurs demandent souvent à vendre des chapitres complets, et non des pages, car vendre par fragments ne fait pas toujours sens pour eux ». Autant dire que compte tenu de la valeur qu’un chapitre complet représenterait, ce genre de lots ne pourrait tout simplement quasiment jamais trouver preneur. Et ne serait donc jamais mis sur le marché.

La planche de Tezuka est-elle bien de Tezuka ?

Pour en revenir à cette fameuse planche vendue aux enchères, il faut tout d’abord savoir qu’aucune planche d’Osamu Tezuka en vente n’a jamais été authentifiée par Tezuka Productions. Stéphane Beaujean en explique les raisons sur son compte facebook : « Osamu Tezuka n’a jamais vendu et très très peu donné de planche. La plupart des planches vendues aux enchères de Tezuka sont des planches non rendues par des assistants ou des éditeurs. » Il ajoute qu’il existe également de fausses planches, des planches faites par des assistants pour s’entraîner ou uniquement réalisées par le studio du mangaka… Sans authentification, il est donc très difficile de savoir réellement l’origine et la valeur de la planche récemment vendue aux enchères.

Il semble également y avoir eu une erreur de datation lors de l’expertise de la planche, ce qui a un réel impact sur le travail effectif de l’auteur sur la planche. La période durant laquelle cette planche aurait été réellement dessinée suppose que le maître aurait certainement délégué une bonne partie de son travail, celui-ci travaillant « d’arrache-pied sur ses projets d’animation et [consacrant] bien moins de temps à la bande dessinée »

Planche Astro Boy Osamu Tezuka

Fameuse planche d’Astro Boy mise aux enchères chez Artcurial. © Tezuka Productions ?

Un marché à créer en confiance mutuelle

Planche Le Roi Leo

Planche du Roi Léo tirée du catalogue d’exposition : Osamu Tezuka – Manga no Kamisama. © Tezuka Productions

Pour finir, Stéphane Beaujean met le doigt sur un point primordial en notant que « des planches d’Astro Boy se trouvent parfois autour d’une vingtaine voire d’une trentaine de milliers d’euros sur le sol japonais et que le fait que la première vendue en Europe fasse quasiment dix fois plus montre la différence entre nos marchés ». Il est donc important de créer un marché mondialisé dans lequel des cotes pourraient progressivement apparaître et éviter de telles différences poussant à la spéculation.

Côté occidental, il faudra donc notamment compter sur la vente de planches authentifiées ainsi que sur des expertises précises et véridiques élaborées par des professionnels qui mettront en confiance Japonais et acheteurs. Côté japonais, rien ne pourra être réellement fait sans une révision du système fiscal et sans l’acceptation que chacune des planches d’un manga peut avoir une valeur artistique propre, même en étant détachée du tout narratif qu’elles forment avec les autres tirées de la même œuvre.

La situation demeure pour l’instant très compliquée et ne semble pas conduire à la mise en vente massive d’autres planches japonaises dans un avenir proche. La vente de cette planche d’Osamu Tezuka n’aura finalement été que le révélateur des différences de perception, de valeur et de traitement accordés aux originaux de bande dessinée en Occident et au Japon. Tout un monde, encore.

 

Merci à Ryoko Akiyama pour la traduction des propos de Sachie Fujita. 

Commentaires

  1. Tamara

    Merci pour cet article très intéressant!

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