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Loo Hui Phang pervertit le western

29 mars 2016 |

Loo-Hui-Phang-PhotoElle a écrit un western sensible et magnétique, loin des poncifs du genre, pour mieux interroger ses codes et placer l’être humain au centre de ses réflexions. Pour Loo Hui Phang, chaque livre est une expérience dramaturgique et sensorielle, qui sonde ses questionnements profonds. Dans L’Odeur des garçons affamés, brillamment dessiné par Frederik Peeters, elle évoque le génocide des indiens, la place des hommes et des femmes à la fin du XIXe siècle, le pouvoir des croyances mystiques et de l’amour. Un flingue, un chapeau et un cheval font-ils un homme ? Mille fois abordé et trituré, le western a-t-il encore quelque chose à dire sur le monde ? La scénariste de 42 ans, répond à nos questions.

Comment avez-vous rencontré Frederik Peeters ?

Nous avons tous les deux démarré chez l’éditeur suisse Atrabile, et la rencontre s’est faite lors d’un festival à Lausanne. Il était venu me voir pour me dire qu’il avait aimé mon album J’ai tué Geronimo, dessiné par Cédric Manche, et me demander si je n’avais pas un scénario pour lui dans mes tiroirs. J’ai été très touchée de son intérêt, d’autant qu’à mon sens il n’avait pas besoin de moi ! Frederik voulait une histoire sur mesure, quelque chose qu’il n’avait jamais fait. On s’est revu plus tard, lors d’un nouveau festival à Lausanne, et je lui ai proposé trois scénarios. Il a choisi le western, genre qu’il avait abordé avec Miettes, qui se déroulait dans un train. Il avait envie de dessiner de grands espaces, des chevaux… Ça tombait bien, c’était mon préféré !

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Quelles sont vos influences en matière de western ?

Je n’ai jamais vraiment réussi à lire des BD western, que j’ai toujours trouvées trop classiques ou référentielles. En revanche, j’ai vu beaucoup de films à la télé, qui m’ont durablement marquée, dans l’émission « La Dernière Séance » notamment. Mais je ne suis pas pour autant une érudite en la matière.

Mais vous êtes plutôt John Wayne ou Clint Eastwood ?

Moi c’est plutôt Gary Cooper ! Et les westerns un peu décalés commet Un homme nommé cheval [A man called Horse, réalisé par Elliot Silverstein en 1970].

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oga2C’est un genre qui offre des possibilités infinies de narration.

Oui, car il porte en lui une mythologie forte, faite d’archétypes psychanalytiques. C’est l’histoire d’un exil, d’une colonisation, qui résonne avec mon histoire familiale [Loo Hui Phang est d’origine laotienne]. De plus, il est intéressant de voir que cette mythologie a été fabriquée par des moyens modernes, comme la littérature de l’époque, puis la photographie et plus tard le cinéma.

Pourquoi installer votre histoire en 1872, au moment justement d’une nouvelle vague de colonisation ?

Car c’est le moment où tout bascule. Le génocide des indiens a déjà commencé et il reste quelques bastions de résistance en territoire comanche. Mais la fin des guerres indiennes et la soumission totale des natifs à l’homme blanc marquent la fin d’un monde. L’histoire des Comanches à ce moment-là est fascinante. Comment ils ont résisté, comment ils se sont appropriés l’arme de destruction massive qu’était le cheval pour devenir les plus grands cavaliers de tous les temps, comme le concédaient les Anglais. L’arrivée du cheval dans leur peuple a modifié énormément de choses pour eux, jusqu’à contaminer leur imaginaire et leurs croyances. Le cheval, en plus d’être une créature très esthétique, a une dimension magique.

Comme, d’une certaine manière, la photographie à cette époque.

Oui, la photo a joué un rôle très puissant dans la propagande de ces années-là : les missions d’exploration de l’Ouest revenaient avec des images censées donner envie aux colons de partir tenter leur chance, dans des territoires encore très dangereux. La photo avait un impact très fort, quelque chose de presque biblique pour des hommes et des femmes qui partaient conquérir un nouveau monde portés par une foi religieuse puissante. Par ailleurs, la photo jouait à cette époque, notamment en Europe, sur son aspect magique, avec les séances de spiritisme et les arnaques aux photos truquées. Le personnage d’Oscar – qui incarne cette vieille Europe où la littérature fantastique et gothique est en plein essor, de même que la peinture symboliste – est un escroc qui fabrique de fausses apparitions de fantômes sur ses clichés. Il ne croit pas du tout au surnaturel mais va y être confronté une fois le pied posé en territoire comanche.

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Vous explorez aussi la thématique des genres et de la sexualité. Qui n’est souvent que sous-jacente dans le western.

En effet, le western de base est souvent une histoire de la virilité en milieu hostile. Les femmes n’ont au mieux qu’un rôle réduit, mais la plupart du temps elles ont des conditions de vie épouvantables. Elles doivent alors se défendre par le travestissement, telle Calamity Jane. J’interroge donc la masculinité dans ce décor : est-ce que monter à cheval et porter une arme suffit à faire de vous un homme ? Ou n’est-ce qu’un costume ?oga3 Dans mon histoire, Oscar est un homme qui n’a pas l’habitude des chevaux et est incapable de tirer au revolver. Il n’en demeure pas moins un homme. Le genre, la confusion des genres ou leur séparation, sont des thèmes qui m’intéressent car je n’ai pas de réponses arrêtées là-dessus. Le masculin, le féminin, tout cela est très compliqué. Je pense que nous sommes tous mouvants, multiples, y compris dans la sexualité, et que c’est la société qui impose ses limites. Mais les limites entre l’hétérosexualité et l’homosexualité, entre la barbarie et la civilisation, entre le rêve et la réalité sont souvent bien poreuses…

La question de la nature humaine, de l’identité profonde des individus, était au cœur de la série Aâma de Frederik Peeters. L’Odeur des garçons affamés est-elle un prolongement de ces réflexions ?

Je n’ai lu Aâma qu’après l’écriture de mon scénario. Je savais que Frederik s’était lancé dans une grande saga de science-fiction, mais j’imaginais une histoire plus introspective, comme dans Lupus que j’aime beaucoup. Mais quand j’ai fini par lire Aâma, je n’ai pas été étonnée que mon histoire l’ait intéressé, car elle aborde en partie les mêmes questionnements. En écrivant, je comptais surtout sur son côté mature pour représenter les relations humaines. Frederik parvient faire passer des choses subtiles et complexes entre les personnages d’Oscar et Milton notamment, des choses qui ne peuvent passer que par le dessin.

oga4Ces questions, tout comme l’irruption du fantastique, repoussent le genre western vers de nouveaux territoires. Est-ce encore possible de renouveler le genre ?

Une de mes motivations au départ était de m’emparer des codes du western et de les changer de place dans le décor. Tenter une sorte de western perverti. Je pratique cette méthode régulièrement, dans différents genres : les super-héros dans Prestige de l’uniforme, le polar japonais dans PanoramaJe cherche à comprendre ce qui fait l’essence même d’un genre, comprendre l’écriture et la dramaturgie, en plus de la thématique choisie. Et ainsi, me comprendre moi-même. J’ai ainsi compris que dans le western, finalement, c’était les questions du génocide, de la colonisation, et du genre qui m’interrogeaient intimement.

Ce n’était pas qu’un défi de scénariste.

Non, sûrement pas. L’exercice de style n’a pas d’intérêt pour moi. Je ne me définis d’ailleurs pas comme scénariste, car je serai incapable de répondre à une commande, de me fondre dans un moule prédéfini. Je suis auteure et, pour moi, tout est expérimentation.

L.10EBBN002384.N001_LodGarAff_C_FRVotre prochain projet sera-t-il aussi expérimental ?

Je pense, je travaille sur un… western ! Billy the Kid, I love you sera une performance mêlant cinéma, musique et dessin, avec Rodolphe Burger, Julien Perraudeau, Philippe Dupuy et Fanny Michaëlis, qui sera présentée au Festival Pulp de la Ferme du Buisson.

Propos recueillis par Benjamin Roure

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L’Odeur des garçons affamés.
Par Frederik Peeters et Loo Hui Phang.
Casterman, 18,95 €, le 30 mars 2016.

Images © Frederik Peeters-Loo Hui Phang/Casterman – Photo © Orlando Pereira dos Santos

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