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BoDoï, explorateur de bandes dessinées – Infos BD, comics, mangas | October 6, 2024















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Ayroles et Guarnido, fourbe duo

17 septembre 2019 |

ayroles-guarnido-photo_c_vollmer-loVoilà quinze ans, à Angoulême, un éditeur a eu la bonne idée de les présenter l’un à l’autre. Le scénariste Alain Ayroles (Garulfo, De cape et de crocs, D., à gauche sur la photo) et le dessinateur Juanjo Guarnido (Blacksad, Sorcelleries…, à droite) ont immédiatement sympathisé. Chacun admirait déjà le travail de l’autre, mais il a fallu quelques temps encore avant qu’ils ne se l’avouent : ils avaient envie de travailler ensemble ! Dix ans après cette déclaration paraissent Les Indes fourbes, suite des aventures de Pablos de Ségovie, le héros du roman picaresque El Buscón (1626) de l’écrivain espagnol Francisco de Quevedo. Un album aussi palpitant que somptueux, 145 pages de BD à l’aquarelle, dans un grand format soigné, publié par Delcourt. BoDoï a rencontré Alain Ayroles et Juanjo Guarnido lors d’une projection-rencontre à Lyon, organisée par la librairie Momie BD, afin d’en savoir plus sur ce livre hors norme, dont il ne faut surtout pas révéler la fin. Interview sans spoiler, promis.

Contrairement au 2e commandement du père de votre héros, qui assène à son fils Pablos : “Tu ne travailleras pas !”, vous avez passé énormément de temps à peaufiner cet album…

Alain Ayroles : Le projet a mis dix ans à voir le jour. En tout, Juanjo a travaillé trois ans et demi, du découpage graphique jusqu’aux couleurs, et entre temps, il a même fait un voyage de repérages au Pérou. De mon côté, j’avais commencé à prendre les premières notes et à faire les premières recherches. Au départ, j’avais imaginé un récit linéaire pour respecter la tradition du roman picaresque, qui est une succession chronologique d’événements. Mais je me suis vite rendu compte que ça risquait d’être lassant pour le lecteur moderne. Je me suis alors tourné vers un genre qui existait déjà à l’époque de Cervantès, que l’on retrouve d’ailleurs dans Don Quichotte : le récit à tiroirs. Des personnages rencontrent d’autres personnages, qui racontent une histoire, et les récits s’enchâssent. Tout en restant fidèle au récit picaresque, j’ai voulu aussi ajouter un autre genre… que le lecteur découvrira par lui-même !

Ensuite, il y a eu un gros boulot de mécanique, car ce genre de récit ne supporte pas l’approximation. Cela m’a demandé beaucoup de rigueur. Il faut que ce soit bien orchestré, notamment en raison des nombreux flash-back et des différents points de vue… Mais la rigueur était aussi du côté du dessinateur, par exemple pour les raccords entre les ambiances colorées en fonction des flash-back.

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Pour revenir sur le ton du récit, c’était important pour vous de rester fidèle à l’esprit du roman El Buscón ?

A.A. : Puisqu’on était partis sur l’idée d’une suite, autant rendre hommage à ce roman en respectant ce qui en fait le sel, à savoir le ton et le style d’écriture baroque qu’employait Quevedo en son temps. Ce style littéraire, que l’on appelle le « conceptisme », est caractérisé par ses allusions, ses doubles-sens, et une recherche formelle dans l’écriture au service du fond… Au début, je voulais parsemer les dialogues et les textes de quelques tournures pastiches. Finalement, je me suis pris au jeu et j’ai écrit tout le bouquin dans cet esprit.

Juanjo Guarnido : Le genre picaresque est divertissant, très amusant, surtout par les sous-entendus et les références culturelles.

A.A. : J’aime bien parsemer des références savantes et d’autres un peu plus « vulgaires », que ce soit à la littérature, au cinéma, à la bande dessinée… Mais elles sont un plus, un clin d’œil à celui qui les comprend, pas un frein à la lecture. Il n’est pas nécessaire non plus d’avoir lu le roman de Quevedo pour pouvoir apprécier l’album. Mais si on a lu le roman, on verra qu’il y a pas mal de références appuyées, parfois une scène entière, parfois une allusion, parfois juste une image…

Le dessin des Indes fourbes est lui aussi d’une grande richesse : décors, personnages, scènes de combat… Comment vous êtes-vous documenté ?

indes-fourbes-comedieJ.G. : En parallèle d’autres projets en cours, je faisais déjà des recherches sur un cahier, notamment pour le personnage de Pablos. Il fallait qu’il soit top ! Je pressentais que cet ouvrage serait déterminant pour nous deux. Et puis, le personnage est tellement jouissif dans le livre de Quevado ! El Buscón est un roman crucial dans la culture espagnole, il y a même des phrases qui sont passées dans le langage courant. Je voulais réussir mon personnage, qu’il ait une tête attachante, sympathique et qu’il communique ce côté fourbe, picaro. Il fallait aussi qu’il soit charismatique, c’est un conteur d’histoires, un narrateur… Il y a une sorte de mise en abîme avec nous, les auteurs. Mais je n’étais satisfait avec rien. Je retrouvais toujours tous mes tics de dessin, dans la proportion des visages, le crâne un peu mal dessiné, la forme des pommettes, des yeux… Un jour, à un moment, je me suis abandonné… et quand je suis sorti de mon état de grâce, j’avais cette bouille devant moi. Je l’ai trouvée super ! Alain aussi a été conquis instantanément. Elle ne ressemble en rien à ce que je fais d’habitude, il n’y a aucun de mes automatismes de dessin. On dirait que c’est quelqu’un d’autre qui l’a dessiné.

Pour certains personnages secondaires, je me suis inspiré d’acteurs espagnols qui jouaient dans des comédies familiales des années 1960-1970. Ces programmes apportaient un rayon de soleil dans la vie des gens.

indes-fourbes-foretPourquoi avoir choisi l’aquarelle pour un projet de 145 planches ? L’ampleur de la tâche ne vous a pas effrayé ?

J.G. : Mon but est de choisir la technique de dessin qui me permettra d’aller plus vite et d’être le plus efficace. Mais comme toujours dans mes tentatives d’optimiser mon rythme de travail, ça s’est retourné contre moi ! J’avais pensé faire un crayonné qui aurait déjà une certaine richesse en ajoutant la couleur, et il me resterait alors à ajouter trois ou quatre couches d’aquarelle. Sauf qu’à la fin, je me suis embourbé dans des ambiances très compliquées. J’ai voulu faire mieux à chaque fois, et finalement dans chaque case il y a douze ou quinze couches d’aquarelle ! Le nombre de couches est indicatif, on ne compte pas le travail comme ça, mais c’est pour dire que j’ai ajouté beaucoup de détails. Je pense que cela se voit ! Je n’avais pas pratiqué une telle richesse de détails depuis le deuxième Blacksad, et je suis allé au-delà. Cette technique m’a permis ici de créer des images avec une impression de profondeur qui est très agréable.

A.A. : Tes premières recherches de couleurs étaient quasi monochromes, enfin peut-être en trichromie, dans les sépias… Quand les premières pages sont arrivées, je m’attendais à voir quelque chose dans cet esprit-là, un peu jeté. Mais non, c’était très travaillé, avec une richesse de détails et de couleurs incroyables, une splendeur ! Je me suis demandé comment il allait faire autant de qualité sur une telle quantité. Mais il l’a fait !

J.G. : J’ai eu de l’aide pour la couleur. Jean Bastide a fait une huitaine de pages, c’était formidable, et Hermeline Janicot-Tixier a été mon assistante couleur. Elle s’est occupé des aplats sur plus de la moitié des planches. Bon, avec le recul, je me dis quand même que la mise en couleur de 145 pages en une année, c’est quand même une grande montagne de taf !

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Vous n’avez pas envisagé de faire deux tomes au lieu d’un one shot ?

J.G. : Si, éditorialement c’était conseillé. Mais on est content de s’être accrochés à l’idée de conserver l’unité de ce livre. Il fallait en faire un pavé, une bande dessinée qui ne se lit pas en une demi-heure. [Comptez deux bonnes heures ! NDLR]

indes-fourbes-cartes Cela n’a pas été trop difficile ne ne pas faire parler les animaux cette fois ?

A.A. : Il y a beaucoup d’animaux et certains sont très expressifs, tout de même ! Mais non, dès le début, on avait décidé de ne pas faire quelque chose d’animalier, où l’on était attendu. On a décidé de prendre le contre-pied.

Les Indes fourbes est un récit très noir, plutôt violent… Par quelles mécaniques êtes-vous parvenus à alléger le propos ?

A.A. : Cela passe par beaucoup de formes d’humour différentes. Il y a du comique de situation, des saillies drolatiques, des répliques à double sens, des gags visuels. Et puis certains dessins de Juanjo déclenchent l’hilarité juste par leur impact visuel. Tout cela a permis d’adoucir un peu le propos, parce que ce qui est décrit n’est pas très réjouissant. Et puis il y a le personnage de Pablos qui est un histrion, un pitre qui arrive à arracher des sourires avec les choses les plus atroces. En ça aussi, on est assez fidèle au Buscón, où ce qui est raconté est effroyablement noir, mais avec un humour – noir lui aussi – omniprésent.

Pablos est le roi du stand-up du Siècle d’or, en quelque sorte…

A.A. : C’est exactement ça ! Le roi du stand-up allongé !

J.G. : Une autre astuce pour alléger le récit est le choix d’un style de dessin semi-réaliste, un petit peu disneyien aussi. Dans les Disney des années 1950-1960, dans La Belle au bois dormant, Les 101 Dalmatiens, ou Les Aristochats, les humains ne sont pas réalistes, mais il y a une solidité dans la construction, dans les volumes, même si l’anatomie et la physionomie sont caricaturées. Mon premier superviseur chez Disney parlait de « l’appeal » : les grands dessinateurs savent insuffler ce charme, cette attirance, que ce soit pour un personnage ou un objet. Moi je suis incapable de caricaturer un objet et j’admire ceux qui savent le faire, à la manière du pot de sucre au caractère de cochon dans Merlin l’Enchanteur !

A.A. : Mais tu as su insuffler de la vie dans notre album. En lisant, on entre dans l’histoire !

J.G. : C’est un peu ma philosophie du dessin. Pour moi, faire des beaux dessins, c’est anti-narratif. Il y a une partie des écoles de bande dessinée qui vous diraient que le dessin est une illustration. « C’est de la masturbation, tu te fais plaisir ! », m’a même dit un type un jour. Au contraire, je considère que si je travaille, si j’approfondis l’aspect descriptif et expressif de mon dessin, c’est toujours dans un but narratif. Lorsque la reconstitution d’un siècle, comme ici le XVIe siècle en Amérique latine, met le lecteur en immersion, cela participe à la narration !

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A.A. : On a souvent la remarque que chaque case prise séparément est comme un tableau. C’est vrai. Mais dans certaines bandes dessinées, cela sature la lecture. Là où Juanjo est très fort, c’est qu’il a fait quelque chose d’à la fois riche et lisible. Son dessin est efficace car il ne ralentit jamais la lecture ou la compréhension, c’est là la magie.

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La question de l’ascension sociale est au coeur du livre. Pensez-vous qu’elle soit toujours possible aujourd’hui ? Si vous n’aviez pas pu être auteurs, quels métiers exerceriez-vous ?

A.A. : Pablos évolue dans une société où il n’y a pas d’ascension sociale, c’est très cadenassé. Au XXe siècle avec les progrès sociaux, il y a eu un ascenseur social, qui passait notamment par l’éducation. Mais aujourd’hui, on dirait qu’il est en panne. On a l’impression cela devient très difficile de s’extraire, et que la reproduction des élites se fait de manière quasi exclusive. Par ce côté, l’album peut faire écho à des préoccupations contemporaines.

J.G. : Moi si je n’avais pas fait de bande dessinée, j’aurais fait autre chose dans l’art : illustration, peinture… Ou alors j’aurais été guitariste ! La musique me fascine, et en particulier cet instrument. J’en joue, mais je suis mauvais. Peut-être que si j’avais consacré toutes ces heures à la guitare plutôt qu’au dessin, je serais devenu un bon musicien…

A.A. : Moi j’aurais été bûcheron.

J.G. : Ah bon ? Bûcheron ?!

A.A. : Non, je plaisante, c’était simplement une référence au Flying Circus des Monty Pythons et à la chanson I’m a Lumberjack!

Après ce premier succès retentissant, envisagez-vous d’autres collaborations à l’avenir, ou est-ce que vous ne pouvez plus vous supporter ?

A.A. : On ne peut plus se saquer !

J.G. : On prend un Xanax avant chaque interview sinon ce n’est pas possible.

A.A. : Plus sérieusement, c’était une collaboration très enrichissante, très stimulante. On s’est tiré mutuellement vers le haut.

indes-fourbes-pitanceJ.G. : C’est vrai. Je peux d’ores et déjà dire que dans le découpage – qui est déjà fait – du prochain Blacksad (diptyque des tomes 6 et 7), il y a toute une influence d’Alain, notamment la rigueur de la gestion de la lecture à l’intérieur des cases, à laquelle je n’accordais pas tant d’importance jusqu’ici. Donc oui, on retravaillera ensemble, mais on ne sait pas encore sur quel projet.

A.A. : De même, la façon qu’a Juanjo d’appréhender le découpage m’a influencé, car sa vision est plus cinématographique que la mienne. J’applique quelques préceptes qu’il m’a enseignés. Notamment sur le diptyque sur lequel je travaille actuellement, qui est un spin-off du Château des étoiles d’Alex Alice, avec J. Etienne au dessin, et aussi sur une autre série, historique, qui s’appelle L’Ombre des lumières, dessinée par Richard Guérineau.

Vous avez choisi un film pour la projection-rencontre au cinéma Comœdia de Lyon ce soir. Lequel et pourquoi ?

A.A. : On a hésité entre plusieurs films pertinents, comme La Folie des Grandeurs avec une évocation assez amusante du Siècle d’or espagnol.

J.G. : La vision française de l’Espagne baroque est particulière !

les-indes-fourbes-couvA.A. : Finalement on a choisi Aguirre, la Colère de Dieu, de Werner Herzog, qui est une histoire de conquistador et d’Eldorado. C’est un film assez magique et envoûtant, avec Klaus Kinski au meilleur de sa forme.

Avant de se quitter, puisqu’on est entre nous, pouvez-vous nous confier la carte de l’Eldorado ?

A.A. et J.G. : C’est trop bête, parce qu’on l’avait, mais on l’a perdue, désolés !

Propos recueillis par Natacha Lefauconnier

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Les Indes fourbes.
Par Juanjo Guarnido et Alain Ayroles.
Delcourt, 160 pages, 34,90 €, le 28 août 2019.

Images © Éditions Delcourt, 2019 – Ayroles, Guarnido ; Photo © Vollmer-Lo

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Commentaires

  1. loutra

    J’ai pas compris, pourquoi c’était « conseillé éditorialement » de faire 2 tomes plutôt qu’un one shot ? Pour faire plus de pognon ?
    En un seul volume c’est tout à fait agréable à lire, de mon point de vue. J’approuve ce choix, en tant que lectrice désargentée.

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