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Cabanes & Headline: Manchette dans le sang

7 mai 2019 |

max-cabanes-photo-Chloe-Vollmer_Lo-2 Ils ont l’allure tranquille et le contact facile, et ont l’air comme chez eux au Festival d’Angoulême, où nous les avons rencontrés. Il faut dire que le dessinateur Max Cabanes (en photo ci-contre), Grand Prix d’Angoulême 1990, et le scénariste Doug Headline (ci-dessous) sont venus quelques fois en Charente, depuis dix ans qu’ils travaillent ensemble, et se consacrent à l’adaptation en bande dessinée de l’oeuvre de Jean-Patrick Manchette, figure tutélaire du néo-polar et père de Doug Headline (de son vrai nom Tristan Manchette). Avec Nada, ils signent un album de haute volée, qui a pris quatre ans à Cabanes pour le dessiner. Pour Bodoï, les deux complices reviennent sur la genèse de ce travail : plaisir d’enfant pour l’un, héritage vivant pour l’autre.

Vous avez commencé par adapter La Princesse du sang en 2009 (tome 1) et 2011 (tome 2), avant de sortir Fatale en 2014, puis Nada en 2018. Est-ce qu’il y a une logique dans cet ordre ?

Doug_Headline-photoDRDoug Headline : On a démarré en 2007, parce que notre éditeur, Dupuis, nous a demandé de faire quelque chose pour la collection Aire Libre. Pas forcément dans l’univers de mon père, mais il se trouvait que j’avais sous la main le scénario de La Princesse du sang, que j’ai terminé, au départ, pour un film qui ne s’est jamais tourné, faute de moyens. Or, avec la BD, on n’avait pas ce problème du budget : on n’avait pas besoin de faire voler un hélico, ni de reconstituer en décors le Cuba des années 50… Cette histoire présentait aussi l’avantage de ne pas avoir été traitée par Tardi, qui avait déjà entamé un travail d’adaptation de l’oeuvre de mon père, de son côté. À ce moment-là, il terminait Le Petit Bleu de la côte Ouest, et il ne savait pas encore quel serait son suivant. Pour la seconde adaptation, on avait envie d’une héroïne, et on avait pensé au départ à Ô Dingos, ô châteaux, parce que Tardi devait faire Nada. Finalement, il change et annonce qu’il veut justement faire Ô Dingos. Donc on lui a laissé, et on est partis sur Fatale.

Un peu compliqué, non, ce télescopage avec Tardi ? Ça n’a pas posé de problèmes ?

manchette-couvMax Cabanes : On est assez potes, avec Jacques. J’ai pu vérifier à une occasion qu’il prenait bien le fait que je sois moi aussi sur le créneau Manchette. C’est un vrai loup solitaire, il sort très rarement, excepté une fois, chaque année, à l’occasion du festival de Solliès-Ville – ne me demandez pas pourquoi… On s’y est retrouvés et il m’a lancé pour me chambrer : « Alors Max, on se retrouve à adapter Fatale ? »

D.H. : Moi aussi, je le connais depuis assez longtemps – on a fait pas mal d’émissions ensemble, entre autres. Et puis, on se trouvait sur un terrain assez différent de ce que lui faisait. On ne risquait pas beaucoup de le froisser.

À votre avis, quelle place occupe Nada dans la bibliographie de Jean-Patrick Manchette ? Quelle est son importance ?

M.C. : Je crois que c’est au fiston de parler de ça…

D.H. : C’est un des plus connus, pour commencer. C’est aussi un des plus représentatifs de cette vague qu’on a appelé « néo-polar », politisée et engagée. De cette production, il ne reste pas grand chose. Peu sont encore disponibles en librairie, et ses auteurs ne sont pas restés dans les mémoires. Certains sont aussi passés à la littérature blanche, comme Pennac et Benacquista. Mais une grande figure est restée : Manchette. Je pense que ça tient essentiellement à la qualité de l’écriture. Ses intrigues sont en général simples, mais solides, et le texte est vraiment très beau. C’est un peu comme de lire du Céline ou du Giono, il y a quelque chose qui traverse le temps. Pour revenir à Nada, le texte est particulièrement soigné, ce qui explique d’ailleurs que Max ait tenu à le conserver au maximum dans notre adaptation. nada_affiche_film-chabrolEnfin, Nada est aussi son roman le plus ouvertement politique. Globalement, je pense que le livre est resté dans les mémoires – les gens en dédicaces nous disent qu’ils ont retrouvé, dans la BD, des phrases qui les avaient marquées au point qu’ils les aient retenues – même si pour moi, les deux plus grands sont La Position du tireur couché et Le Petit Bleu. Et puis, Nada a été adapté en film par Claude Chabrol en 1974.

Comment avez-vous procédé pour écrire l’adaptation ? Vous avez travaillé ensemble ?

D.H. : J’ai laissé Max prendre les rênes.

M.C. : Mais on a une relation de travail très resserrée. Il n’hésite pas à me dire quand il a des réticences. À un moment donné, il a pris peur – il a dû penser que je voulais tout mettre, ne rien jeter. C’est vrai que je suis tellement en admiration, c’est pas facile de couper quoi que ce soit. Et j’avais à coeur de conserver l’esprit, garder le style, que les lecteurs aient d’abord l’impression de lire du Manchette.

Vous avez annoncé travailler sur Morgue pleine, adapté de Manchette également. Max Cabanes, quel plaisir y prenez-vous ? Alors que vous pourriez, comme vous l’avez fait par le passé, développer vos propres histoires.

M. C. : Pour moi, c’est génial. Avec Manchette, j’ai le même plaisir de lecture qu’avec La Guerre du feu, le bouquin qui m’a donné envie d’être illustrateur. C’est pareil, il y a là-dedans la genèse de mon dessin. Je me retrouve en position de candeur et de naïveté face à une oeuvre, ce n’est que du plaisir – et plus ça va, plus je fais attention à la notion de plaisir. J’ai peu adapté par le passé, j’avais fait une tentative avec Lovecraft, sur une douzaine de pages. Mais c’est un plaisir d’enfant, l’adaptation, et maintenant que je suis dedans, je n’ai pas envie de quitter ça. La création, c’est un plaisir mêlé de souffrance. C’est pas tous les jours faciles, il faut se « botter le cul ». Vous vous demandez parfois ce que vous faites là, pourquoi en baver comme ça. Alors que là, vous n’avez plus qu’à essayer de coller au génie de quelqu’un d’autre.

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Tout de même, Nada vous a pris quatre ans à dessiner, à faire et refaire les planches, jusqu’à la perfection. Ce n’est pas ce qu’on imagine être une partie de plaisir…

nada-expertM.C. : Ah, par contre, j’adapte le travail d’un génie, donc j’ai envie de l’exprimer au mieux. J’ai envie de traduire mon admiration. Ce n’est pas du tout évident, et il faut faire attention à ne pas trop intellectualiser non plus. Alors oui, je refais souvent les planches plusieurs fois, je tâtonne. Mais c’est comme pour les mômes, quand on aime ce qu’on fait, le temps ne compte pas. C’est très bien, de pouvoir approfondir : tout le temps différent, mais chaque fois meilleur.

D.H. : Ces dix dernières années, on a assisté à une multiplication des adaptations en BD. Sur le papier, ça présente l’attrait d’un certain confort. Mais en réalité, ça peut aussi se révéler très difficile. Ce qui fait la réussite de Max, c’est qu’avec les romans de mon père, il y a une vraie rencontre, une fusion.

Et pour vous, Doug Headline, quel est le sens de prolonger ainsi l’oeuvre de votre père ? Est-ce que ça n’est pas étouffant de rester ainsi dans son sillage ou même, peut-être, dans son ombre ?

D.H. : C’est compliqué, parce que c’est un processus qui s’étale sur longtemps. Quand j’ai commencé à écrire dans les années 80, je ne me sentais pas de signer Manchette. Je ne voulais pas que ce soit mal perçu, que l’on croie que je voulais tirer avantage de la notoriété de mon père. Donc mon pseudo est d’abord pris comme un bouclier, et puis finalement, il reste. Et mon père meurt quand je n’ai que 33 ans. Alors, je me me penche sur son oeuvre par besoin de continuer une relation interrompue brusquement. C’est comme ça que je me suis mis en tête de terminer La Princesse du sang… et finalement, j’ai continué à travailler sur son oeuvre pendant 20 ans. Sur ce travail, ça m’aurait gêné de ne pas apparaître, même si je n’ai pas voulu me mettre en avant particulièrement. Je ne cherche pas la reconnaissance par ce biais. Donc dans Nada, je suis crédité « Headline ». Mais effectivement, il y a eu un moment où la défense de ce patrimoine est devenue très envahissante. Parce que je suis auteur à part entière, et que ça empiétait sur mon travail à moi. Le problème, c’est que ces questions ne se posent pas forcément à l’avance – on n’avait pas décidé dès le départ qu’on allait en faire plusieurs, par exemple. Avant de faire celui-ci, on a hésité, on s’est demandé si on n’avait pas besoin de prendre une bouffée d’oxygène en faisant autre chose. Il faut aussi que Max prenne l’air entre deux albums.

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Max Cabanes, comment avez-vous fait pour reproduire aussi précisément le Paris des années 70 ?

M.C. : J’avais un peu d’iconographie, un bon éventail de photos, notamment. Mais c’est assez dur à trouver, mine de rien. Surtout que vous dénichez rarement une image des endroits particuliers que vous souhaitez dessiner. Heureusement, c’est une époque que j’ai vécue, donc j’ai pu faire un travail de remémoration. Qu’est-ce que je portais, qu’est-ce que portaient les gens autour de moi, à quoi ressemblaient-ils ? Ça prend du temps, mais c’est ça, la meilleure doc’. Sinon, le risque si vous n’avez pas vécu l’époque, c’est de faire un catalogue de mode, genre La Redoute. Et là, c’est le plantage intégral. Et l’imagination doit jouer, on ne peut pas faire autrement.

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Vous avez 71 ans. Est-ce que vous avez l’intention d’arrêter de dessiner, à un moment ?

nada_couvM.C. : Ah non, non, non ! À part si je n’y prenais plus de plaisir. Mais j’y prends presque plus de plaisir encore qu’à mes débuts, alors je ne suis pas prêt d’arrêter !

Propos recueillis par Mathieu Pequignot

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Nada.

Par Max Cabanes et Doug Headline.

Dupuis/Aire Libre, 28,95 €, octobre 2018.

Images © Cabanes/Headline/Dupuis

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