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Isabelle Merlet : « Les coloristes sont trop peu considérés »

7 janvier 2019 |

Isabelle Merlet - Photo : Nicolas Guérin

Isabelle Merlet – Photo : Nicolas Guérin

Dans le milieu de la BD, elle passe pour être une vraie pro. Rien que cette année, vous l’avez vue, sûrement sans le savoir, dans Les Grands Espaces, Les Chats du Louvre ou encore Charlotte Impératrice. Elle est partout, mais n’est que rarement citée en couverture ou dans la presse. C’est qu’Isabelle Merlet est une coloriste, une technicienne spécialisée travaillant dans l’ombre des auteurs, pourtant aussi indispensable à l’industrie de la BD que l’est chacun des autres rouage de la chaîne. Pour BoDoï, elle raconte de quoi est fait ce métier méconnu, ses origines, ses plaisirs et ses frustrations.

Quel est le rôle d’un coloriste pour une bande dessinée ?

La couleur est un accompagnement narratif, comme la musique au cinéma. Un bon coloriste est là pour servir l’oeuvre. Le texte et le dessin, vous ne l’avez pas créé. Mais vous devez d’abord le comprendre au mieux pour ensuite essayer de le magnifier. Donc il s’agit d’ un travail créatif – aucun doute là-dessus – même si l’objectif premier est de se mettre au service d’un autre, d’un auteur. Pour autant, c’est un travail absolument déterminant pour le résultat d’ensemble. Une mise en couleurs ratée peut saloper tout un bouquin. Quand vous ouvrez une BD, ça se voit immédiatement, si la couleur est repoussante, vous la fermez.

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Le mangaka Taiyô Matsumoto a expressément demandé à ce que ce soit Isabelle Merlet qui travaille sur la version couleur de son diptyque « Les Chats du Louvre » (Futuropolis).

Comment reconnaît-on une couleur réussie ?

Une bonne couleur, c’est une évidence. Tout est possible, et il n’y a pas toujours besoin de quelque chose de complexe, on peut aussi faire au plus simple. L’important est de conserver l’équilibre présent dans le noir et blanc, et d’appuyer le propos en développant une ambiance. La couleur a aussi une grande importance dans la lisibilité du dessin. Quand on lit une BD, on est d’abord pris par l’histoire, on tourne les pages très vite. On ne s’attarde pas tout de suite sur les dessins, on y revient après. La couleur permet de repérer immédiatement qui parle, etc. Et s’il y a un détail important pour la compréhension, elle doit le faire apparaître, lui permettre de se détacher. Ce soutien au dessin et au récit est primordial. Il ne s’agit pas de jouer sa partition de son côté.

Est-ce qu’il arrive que, dans le processus, il y ait des conflits entre le coloriste et l’auteur ?

Bien sûr, ça peut être compliqué. Il faut comprendre : pour un auteur, il est très difficile d’arriver à déléguer cette partie du travail. Je dessine, moi aussi, et je sais ce que c’est. Je reconnais qu’on se sent dépossédé. Et un coloriste qui ne comprend pas la vision de l’auteur peut complètement flinguer un travail, encore une fois. Donc pour faire du bon boulot, il faut une relation de confiance totale, et du temps, pour créer un lien, artistique mais aussi personnel. Parce que, quand le lien est fort, on a envie de faire plaisir à l’autre, et c’est là qu’on fait du bon travail. Et pour ça, il faut sentir les gens, les aimer, et aimer donner. lune-l-envers-tome-1-lune-l-envers Dans ce sens-là, c’est peut-être un métier plus féminin que masculin. Mais c’est sûr que parfois, quand on se met en quatre pour un auteur et qu’il n’est toujours pas satisfait, on a envie de lui dire : « Si t’es pas content, fais-les toi-même, tes couleurs ! »

Est-ce que vous pouvez nous donner un exemple concret de la manière dont vous travaillez ?

Un album que j’aime beaucoup : Lune L’envers, avec Blutch. C’est typiquement le genre de livre qui m’a demandé un travail très, très important. On a fait le livre en trois ans. Avec lui, il y avait quelque chose de passionnant, c’est que les pages se suivaient, mais ne se ressemblaient pas. Certaines planches étaient très noires, avec un trait de pinceau épais, d’autres plus légères… Mais ça n’était pas du tout évident dès le début. Dès réception des premières pages, je me suis dis : « Mon dieu, c’est impossible à mettre en couleur. » Le trait était trop présent, trop expressionniste, il ne donnait aucun espace à la couleur. J’ai donc prévenu l’éditeur que je faisais un essai, malgré la difficulté, mais que si ça n’allait pas à Blutch, je laissais tomber. J’ai donc fait un premier essai sans toucher au trait noir, et je me suis rendu compte tout de suite que ça ne fonctionnait pas, ça n’apportait rien.

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« Lune l’envers » de Blutch (Dargaud). Isabelle Merlet a « osé » passer le trait noir en violet.

Ça va vite, dans ces cas-là ?

Au début, oui, ça va très vite. Il y a quelque chose d’instinctif. La couleur n’est pas une activité intellectuelle, c’est de la cuisine. Vous essayez des choses, et vous gardez ce qui fonctionne. On n’est pas dans des grandes déclarations abstraites. Une idée qui vous semble géniale, vous la vérifiez aussitôt sur le papier. Et donc après ça, j’ai eu la bonne idée. J’ai passé le trait dans ce violet léger, et là, la vibration s’équilibrait, les couleurs s’intégraient au trait, c’était doux et élégant. Mais je me suis dit que j’allais me faire rétamer. Parce que dans la BD on ne touche PAS, JAMAIS, au trait du dessinateur, et Blutch était déjà un immense auteur. Alors qu’en fait, ça l’a enchanté, au contraire. Parce qu’il me donnait quelque chose, et je lui renvoyais quelque chose qui n’était plus tout à fait lui, et qui le surprenait. C’est ce qui est beau, dans une vraie collaboration, l’échange, la surprise.

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Après « Lune l’envers », Isabelle Merlet a collaboré plusieurs fois avec Blutch, sur des BD, des illustrations ou des dessins pour le cinéaste Alain Resnais.

Qu’est-ce qui a guidé le choix de ces couleurs douces ?

J’ai choisi cette palette parce qu’elle marchait bien avec ce thème 70’s et d’anticipation. Le violet n’est ni une couleur froide, ni une couleur chaude – ni un rouge, ni un bleu. Je crois que j’avais envie d’adoucir le récit, de le rendre enveloppant. Parce que l’histoire est drôle, bien sûr, mais dure, aussi. Elle parle du temps qui passe, de la vieillesse, du fait qu’on peut très vite perdre ce à quoi l’on tient, comme une place durement gagnée, ou un amour. J’avais envie qu’on puisse rentrer dans l’histoire l’air de rien, que la couleur soit une sorte de contre-point.

Combien de temps prend un album à mettre en couleur, en moyenne ?

Au total, si on compte les différentes versions, on peut dire une page par jour. Donc faire cent pages demande trois mois. Avec les outils numériques, on va de plus en plus vite, mais les dessinateurs sont aussi de plus en plus en retard, parce que de moins en moins payés, ce qui les obligent à accepter davantage de commandes. Et vu qu’en général, on fixe une date de sortie à l’avance, le retard à rattraper a tendance à me retomber dessus… Dans ces moments-là, j’ai la chance de pouvoir compter sur mon mari – je vis avec un coloriste et auteur [Jean-Jacques Rouger, NDLR], et il m’aide quand je suis débordée. Un exemple : dernièrement, un album qui devait sortir en avril, on m’a demandé de le sortir pour Angoulême [fin janvier, NDLR]… Mais je n’ai que deux mains, et je travaille déjà beaucoup. Alors dans ces cas-là, on s’y met à deux, à fond. Sans lui, c’est sûr que je n’aurais pas pu faire autant d’albums.

"La Grande Odalisque", de Jérôme Mulot, Florent Ruppert et Bastien Vivès (Dupuis). Mise en couleurs d'Isabelle Merlet.

« La Grande Odalisque » (Dupuis). À gauche, le trait de Jérôme Mulot, Florent Ruppert et Bastien Vivès. À droite, les couleurs seules d’Isabelle Merlet.

Vous travaillez en indépendante ?
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Tif et Tondu, par Blutch (Dupuis). Pour une sortie prévue courant 2019.

Oui, depuis toujours. Mais au départ, le métier de coloriste était un travail de petites mains, organisé en studios – comme les studios Hergé, par exemple. Il y avait des indépendants dès les années 70/80, mais une poignée au vu de la production. La plupart des coloristes étaient des femmes. Souvent, il s’agissait de femmes d’auteurs, qui avaient fait des études artistiques et y avaient rencontré leur conjoint. Elles avaient le goût du métier, et la connaissance nécessaire. Isabelle Chaland, par exemple – la femme d’Yves Chaland – faisait un travail merveilleux. Ces femmes faisaient de la mise en couleur sur « bleus », ce que j’ai fait moi-même, en commençant : l’éditeur sortait des tirages sur des papiers de qualité, un peu épais, qui pouvaient supporter la peinture, l’aquarelle, etc., au format de parution du livre, et qu’on appelait des « bleus » parce qu’on imprimait le trait en bleu ou en gris. Par-dessus, on mettait un transparent en celluloïd, le « rodoïde », sur lequel était reproduit le trait en noir. On le superposait sur nos couleurs en permanence, pour avoir une idée du résultat final. C’était artisanal et méticuleux, d’autant qu’il fallait travailler en petit, et ça demandait beaucoup de savoir-faire. Si vous demandez à trois personnes différentes : « faites-moi un vert », personne n’aura le même. Harmoniser le trait et les couleurs, et les couleurs entre elles, demande un certain talent. C’est un travail considérable mais qui n’était pas reconnu, parce que guidé, sous les ordres de l’auteur.

Le métier a-t-il beaucoup changé, depuis ?

J’ai commencé en 1990, et ça se passait encore comme ça jusque dans les années 2000, jusqu’à l’apparition du numérique et des logiciels comme Photoshop. Le numérique a diminué incroyablement les coûts. Avant, il fallait même assurer les planches, parce qu’il pouvait y avoir des incidents avec la Poste. Mais d’un coup, il a suffit de scanner, envoyer par mail, et voilà. Maintenant, je travaille intégralement sur ordinateur.

"Opération Copperhead" de Jean Harambat (Dargaud). Couleurs d'Isabelle Merlet.

« Opération Copperhead » de Jean Harambat (Dargaud). À droite, les couleurs d’Isabelle Merlet, sans le trait.

Comment cela se passe-t-il, financièrement ?

Un peu comme auteur de BD, en fait : on en vit très mal, mais c’est encore possible si l’on n’a pas de gros besoins. La rémunération se fait à la page, dans le meilleur des cas, ou alors au forfait. Dans le deuxième cas, si dans l’enveloppe de l’éditeur, il y a 2000 € alloués à la couleur, ce sera ça, peu importe le nombre de pages. À l’heure actuelle, parmi les éditeurs français, il n’y a que Delcourt pour faire figurer le nom des coloristes sur la couverture, et leur proposer des droits d’auteur (à hauteur de 1%). D’autres éditeurs – ça m’est arrivé – considèrent carrément que si votre nom figure sur la couverture, c’est une dérogation, que l’auteur vous fait une fleur… Venant de professionnels, c’est fou ! Moi, j’ai la chance d’être correctement payée par rapport à certains. Ou plutôt, j’ai toujours insisté pour être payée correctement. Mais je peux me le permettre, parce que des auteurs de renom sont venus me chercher, mon travail est « reconnu ». Mais si même moi, j’en vis aussi mal, je me demande comment les autres font…

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« Charlotte impératrice » – dessin de Matthieu Bonhomme, scénario de Fabien Nury, couleurs d’Isabelle Merlet (Dargaud).

Est-ce blessant de ne pas être nommée en couverture, d’être mise de côté ?

L’important pour moi n’est pas tant que mon nom soit connu, mais que mon travail soit bien fait. Effectivement, ça me fait plaisir quand il est reconnu, et c’est le cas dans le milieu minuscule des auteurs de BD. Mais ce que j’aimerais, c’est qu’on reconnaisse que c’est un travail très important pour toute l’industrie de la BD. Quand on voit un auteur interviewé, comme dernièrement pour la sortie de Charlotte Impératrice [mis en couleur par Isabelle Merlet, NDLR], on voit le livre, on le montre face caméra, et on s’émerveille devant le travail de Mathieu Bonhomme, mais à aucun moment le journaliste ne relève qu’il y a une coloriste ! Pourtant, ils voient bien que c’est en couleur, donc c’est que quelqu’un s’en est occupé ! En fait, ça montre qu’il manque une culture. Ce travail n’est montré nulle part, on n’en parle pas, donc naturellement, les gens vont penser que c’est la même personne qui fait tout. Dans les magazines de BD, jamais un article, une interview, pas la moindre référence à notre existence ! Et ça fait 35 ans qu’il y a des coloristes, c’est quand même hallucinant ! De manière générale, en France, les techniciens sont un peu des sous-fifres. Au cinéma, on peut voir des articles sur le chef-opérateur, c’est exactement pareil : vous avez déjà vu du cinéma sans lumière ? Ben non, il faut bien que quelqu’un s’en occupe, c’est comme la couleur. Alors c’est sûr, ce ne sont pas des auteurs, des « grands artistes ». Seul compte celui qu’on invite sur les plateaux télés.

Vous pensez qu’il y a là une particularité française ?

Oui, je pense. Cette adoration de l’Auteur est très française. Aux États-Unis, on ne peut pas dire qu’il y ait de grands coloristes, mais par contre, le métier est mieux représenté, dans les conventions par exemple. Il existe un prix du meilleur coloriste. Alors qu’à Angoulême ? Bien sûr que non. Il n’y a même pas d’expos ! Pourtant, c’est quand même pas compliqué… Le problème, dans le fait d’être si peu considérés, c’est que ça n’encourage pas les gens à faire ce métier. Résultat, la mise en couleur est de plus en plus dégueulasse… Moi, je peux toujours bien faire mon boulot, mais encore une fois, parce que je suis demandée et que je n’accepte pas de travailler dans de mauvaises conditions.

Est-ce qu’à force de mettre en couleur celles des autres, ça ne donne pas envie de faire ses propres histoires ?
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Des tournesols illuminés par Isabelle Merlet émerge Catherine Meurisse, dans « Les Grands Espaces » (Dargaud).

Personnellement, non. Je n’ai jamais eu le désir d’être auteure, de raconter mes histoires. Et puis, c’est un tel travail, c’est tellement difficile… que non, très peu pour moi ! Dessiner, oui, mais la BD, c’est trop dur. Je vous le garantis, pour les observer depuis des années, c’est un travail de dingue ! Il y a du plaisir bien sûr, mais il y a aussi énormément de souffrance. Et avec le rythme de production qui a tendance à augmenter, ça s’accentue encore. Et puis, je fais plein d’autres choses : peinture, couture, sculpture… J’aime être créative sur tous supports, pouvoir changer.

Pourquoi est-ce si difficile, la bande dessinée ?

C’est vraiment un art difficile par excellence. Au cinéma, il y a le réel. Il suffit de prendre une caméra. Il y a déjà une matière. En BD, il n’y a rien, on est tout seul et il faut tout faire sortir du néant. Je suis vraiment admirative des auteurs. Et en plus, ça marche hyper bien ! Comme quoi, avec une économie de moyen folle, on peut émouvoir largement autant que le ferait un film. Alors, il faut laisser ça aux pros ! D’autant que j’aime les choses très bien faites, ça me nourrit, quand c’est beau.

Est-ce que vous lisez beaucoup de BD ?

Non, pas tant que ça. Je suis une grande lectrice, mais pas de BD. Je n’ai pas la culture, je n’en ai pas lu dans mon enfance, il n’y en avait pas à la maison. C’était plutôt des encyclopédies… Du coup, je lis uniquement des BD que je sais déjà être très bonnes. Enfin, en même temps, il y a tellement de très bonnes choses que ça m’en fait déjà pas mal !

Est-ce qu’il y a des BD en particulier qui vous ont marquée ?

De Crécy m’a marquée, du point de vue de la couleur. À l’époque où je débutais, j’ai vu une expo autour du Bibendum Céleste, et ça m’a vraiment bluffée, d’une beauté plastique qui m’avait sciée. J’ai compris que la couleur était vraiment un langage. J’ai aussi réalisé à ce moment-là qu’on pouvait faire des bandes dessinées pareilles, aussi fortes, et j’ai trouvé ça incroyable. Sinon, Cabanes est aussi un immense coloriste. Il est très, très fort.

Propos recueillis par Mathieu Péquignot

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À voir : le blog d’Isabelle Merlet, sur lequel elle dévoile son travail de coloriste.

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Commentaires

  1. Sylvain

    Merci beaucoup pour ce très bel et intéressant article sur ce métier singulier. Il est si important de mettre en lumière la couleur.

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