Jean-Paul Eid, carte postale de Montréal
Moins connu que ses camarades Michel Rabagliati, Réal Godbout ou Pierre Fournier, édités eux-aussi par la maison québécoise La Pastèque, Jean-Paul Eid s’est vu récompensé cette année, avec son acolyte Claude Paiement, du Prix ACBD de la bande dessinée québécoise pour La Femme aux cartes postales. Alliant de manière ingénieuse deux époques, les années 1950 et 2000, et deux styles, récit initiatique et quête des origines, l’album intrigue le lecteur jusqu’au bout. Et le travail sur l’atmosphère et les dialogues en font une réussite. Rencontre avec un Montréalais passionné par sa ville.
Pourriez-vous nous présenter Rose, l’héroïne de La Femme aux cartes postales ?
C’est une fille de 18 ans à la fin des années 1950, qui vient d’un petit village et part faire carrière à Montréal. Elle est à l’image du Québec de son époque, celui de la « révolution tranquille », des aspirations nationalistes, indépendantistes et autonomistes. Elle cherche son chemin.
Montréal, et sa vie culturelle, est un personnage à part entière de l’album…
Oui, Rose fait ses débuts dans une période qui annonce les revendications linguistiques, les boîtes de jazz vont laisser la place aux cafés à chansons, les Canadiens français se faire appeler « Québécois » et on va définir la culture francophone. Montréal est la ville où cohabitent les cultures américaines et françaises, avec le boulevard Saint-Laurent, qui était l’axe de montée des migrants, car il prend pied dans le port, et qui séparait les deux cultures : les quartiers anglophones à l’ouest et francophones à l’est. Cette artère était aussi le quartier des spectacles, avec tous les cabarets.
Comment avez-vous collaboré avec Claude Paiement ?
Il est difficile de travailler à deux, sauf avec lui, comme si nous formions ensemble une troisième personne ! Il connaît peu la bande dessinée, c’est un homme de théâtre et surtout un ami de longue date. On s’est écrit un scénario de film en se remettant mutuellement en question constamment, ce qui fait que les décisions prises sont vraiment assumées. J’étais plus sur la structure du scénario, et lui sur les dialogues : il me faisait rallonger les scènes, mettait de la chair autour des personnages, des silences aussi. Puis j’ai mis l’histoire en image.
C’est un album particulièrement nostalgique, qui évoque, à différentes époques, la fin d’un monde.
Cela permet d’évoquer des personnages qui sont en train de changer, qui doutent. Nous savons vers quoi ils vont et pas eux. Comme lorsque Rose et ses musiciens débarquent à Cuba au moment du changement de régime. Cela donne le vertige au lecteur ! L’idée de départ était celle d’un homme qui cherche son passé. Il se pose la question clef, « d’où je viens ? », au moment de l’effondrement des tours en 2001 à Manhattan. Il ne restait plus qu’à dérouler le scénario. En amont, cela faisait remonter naturellement au Québec des années 1950, ce qui nous a obligé à nous approprier cette période. Au début on trouvait cela dommage, car il s’agissait de la fin de l’âge d’or du jazz, mais on s’est rendu compte que c’était une chance de pouvoir travailler sur une époque charnière : l’arrivée du rock and roll, de la télévision…
Comment avez-vous intégré des faits et des personnages réels dans votre scénario ?
Nous avions un calendrier des vies de nos personnages bien établi, et comme nous devions traiter les années 1950, il était impossible de passer à côté de la révolution cubaine ! Cuba faisait partie de l’itinéraire des gens du spectacle de l’époque avec tous ses casinos, et puis c’est grisant à faire pour un dessinateur. Et c’était là encore le début d’une nouvelle ère, une révolution qui a donné le ton à beaucoup d’autres dans le monde.
Nous avons aussi utilisé le personnage de Rivard, célèbre mafieux montréalais, caïd de l’importation d’héroïne et qui possédait un cabaret. Le jeune avocat Jean Drapeau, à la tête de la Ligue de moralité publique, une sorte de mouvement citoyen, a dénoncé la corruption de sa ville et a été élu maire. Il faisait la guerre à la mafia à coup de bulldozer, pensant que la criminalité disparaîtrait avec les bâtiments insalubres. Ceux-ci ont été photographiés au fur et à mesure de leur disparition, ce qui a été une grande source pour l’album.
Nous nous sommes également amusés à créer un faux standard de jazz, avec l’aide du compositeur Thomas Hellman, que l’on a sorti en tirage limité, et illustré par Pascal Blanchet.
C’est un album très cinématographique…
J’ai étudié l’animation, je baigne un peu dans ce milieu et, avec Claude Paiement, nous utilisions le vocabulaire du cinéma ! Je travaille couche par couche, ce qui permet de rajouter la lumière, et donc l’heure à laquelle on « tourne » avec les ombres qui s’allongent ; mais aussi la température, l’humidité avec la condensation sur les vitres… J’adore faire sentir cette atmosphère au lecteur.
Vous aimez le manipuler ?
C’est ma seconde nature. J’ai fait beaucoup de « méta bande dessinée », à la manière de Marc-Antoine Mathieu, comme Le Fond du trou : un personnage disparaît dans un trou et en ressort 10 pages plus loin par exemple, ou alors on peut lire par transparence…
Vous avez aussi participé au magazine Croc et au renouveau de la bande dessinée québécoise.
Je suis arrivé tout jeune à Croc et j’y suis resté 10 ans. Il n’y avait pas d’éditeur chez nous, pour faire de la bande dessinée, il fallait aller dans les magazines d’humour. Réal Godbout et Pierre Fournier [NDLR : les créateurs de Red Ketchup], qui établissaient les bases de la bande dessinée québécoise moderne, m’ont servi de « professeurs ». Et puis le magazine, c’est parfait pour faire des erreurs, il reste un mois un kiosque et disparaît, on peut faire évoluer le personnage sans que ça ait trop d’incidences. Mais La Pastèque va tout rééditer de cette époque ! C’était aussi un laboratoire pour tester mes nouvelles astuces. J’aimais cet aspect ludique et je me donnais le mandat de faire découvrir la BD à ceux qui ne la connaissait pas, parce que c’était nouveau à l’époque !
Quels sont vos projets ?
Je termine un travail où je ne suis que dessinateur, chez Glénat Québec. Il s’agit de deux albums qui se déroulent au moment de la fondation de la ville de Montréal. François Lapierre y raconte deux versions du même évènement, l’une française et l’autre autochtone. Cela doit sortir cette année, pour le 375e anniversaire de Montréal.
Propos recueillis par Mélanie Monroy
__________________________
La Femme aux cartes postales.
Par Jean-Paul Eid et Claude Paiement.
La Pastèque, 23 €, septembre 2016.
__________________________
Publiez un commentaire