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BoDoï, explorateur de bandes dessinées – Infos BD, comics, mangas | April 23, 2024















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Lumières sur Suehiro Maruo (2/3) : Stéphane Duval, le Lézard Noir

5 mars 2014 |

À l’occasion du 41e Festival de la bande dessinée d’Angoulême, nous avons interviewé Stéphane Duval sur le stand de la maison d’édition alternative qu’il a fondée il y a dix ans, Le Lézard Noir, où nous avons pu parcourir le sulfureux New National Kid en avant-première. Car c’est lui qui a fait connaître Suehiro Maruo en France. Rencontre sans langue de bois avec celui qui est directeur de la Maison de l’architecture de Poitou-Charentes le jour, et éditeur engagé la nuit.

Stephane-Duval-Maison-Umezu
Le Lézard Noir est une maison d’édition spécialisée dans l’avant-garde et le “japonisme décadent”. Comment est-elle née ?

Cela a évolué mais c’était effectivement l’idée de départ. En fait, j’ai lancé le Lézard Noir après avoir rencontré Suehiro Maruo chez lui, en 2003. De retour en France, je me suis dit qu’il était aberrant que son travail ne soit pas diffusé chez nous, et l’idée de me lancer dans l’édition est partie de là. Le nom « Le Lézard Noir » m’est venu spontanément : il représente à la fois le travail de Maruo, d’Edogawa Ranpo, de Yukio Mishima, le film de Kinji Fukasaku… Enfin, tout un tas de choses qui faisaient sens.

Comment vous êtes-vous retrouvé à être invité chez Maruo ?

C’était lors de mon deuxième séjour au Japon. J’étais disquaire, à l’époque – je l’ai été pendant une douzaine d’années –, et j’ai connu Maruo sur des pochettes de disques…

Hi-Technology-Suicide-cover… de John Zorn, par exemple ?

De John Zorn, entre autres, ou encore sur des disques de punk. C’est M.Tanemura, le propriétaire de la galerie Span Art à Ginza, qui avait proposé de me le présenter et qui m’a emmené chez lui. Maruo m’a donné un dessin, je lui en ai acheté un autre, et le courant est passé comme ça. A l’époque, je m’intéressais à l’art du bondage japonais, et au travail de Romain Slocombe que j’avais connu dans Métal Hurlant quand j’étais gamin. J’ai d’ailleurs exposé Romain à Poitiers et c’est de cette manière que j’ai rencontré sa fille, Miyako, qui est devenue ma traductrice ainsi qu’une amie très proche. J’aimais également le travail de Trevor Brown [ndlr: artiste britannique ayant obtenu la nationalité japonaise et influencé par Maruo] qui créait les pochettes du groupe anglais de « sado electronic » Whitehouse. C’est également lors de ce voyage, en 2003, que j’ai pu apprécier à nouveau le travail de Makoto Aida – lors d’une très belle exposition collective, Girls don’t Cry –, entrevu à la Fondation Cartier, et qu’est venue l’idée d’éditer son Mutant Hanako. Parmi les trois grandes lignes que j’avais en tête à l’origine, une seule n’a pas vu le jour : l’édition en DVD des films de Shûji Terayama. Par la suite, Maruo et moi nous sommes rencontrés cinq ou six fois sur les dix dernières années. C’est quelqu’un qui ne parle pas beaucoup et qui ne se livre pas, en tout cas qui ne relance pas la conversation – et comme je ne suis pas un modèle de patience, que je ne parle pas japonais et que lui ne parle pas anglais… Il faudrait demander ce qu’en pense Miyako, qui l’a accompagné ces jours-ci.

Il semblerait qu’autrefois, Maruo était réputé impubliable chez nous et que certains éditeurs n’osaient pas le sortir. Aux États-Unis, les imprimeurs refusaient d’imprimer ses livres. Aujourd’hui, Maruo est salué par la critique, il est l’invité du FIBD d’Angoulême et personne ne s’en offusque, là où dans les années 1990 l’érotisme soft d’Angel avait été interdit d’exposition dans les magasins… Qu’en pensez-vous ?DDT-Vampire

Je ne me suis jamais posé la question et je ne sais pas qui n’osait pas le publier. Au début, le Comptoir des indépendants, mon premier diffuseur, nous avait dit qu’il faudrait peut-être consulter un avocat. Mais je me suis dit qu’il serait tout de même invraisemblable, au pays du Marquis de Sade et de Georges Bataille, de se faire attaquer sur cet auteur… On doit être capable de distinguer ce qui est du domaine d’une œuvre littéraire, et le reste. Maintenant, cela ne signifie pas que je ne suis pas moi-même dérangé par certains histoires. J’ai beaucoup de mal avec l’une des nouvelles de DDT. J’en ai parlé avec Miyako ainsi qu’avec ma maquettiste et elles ne voyaient pas d’inconvénient à travailler dessus. Cela ne dérangeait pas l’imprimeur non plus.

Et personne ne vous a jamais accusé de diffuser des livres faisant l’apologie d’idées dérangeantes ?

Non. Je pense d’ailleurs être capable de plutôt bien défendre Maruo, aujourd’hui, et je suis persuadé qu’il ne fait pas l’apologie du crime ou du vice. Malheureusement, on m’a un peu empêché de le fréquenter sur ce festival, donc je ne peux pas donner de précisions quant à ses motivations. Peut-être en a-t-il parlé en interview. Je vois son œuvre comme le miroir du cœur noir de l’homme, elle dresse un portrait brut et sans concession d’une bestialité atavique, enfouie, qui ne demande qu’à sortir. Nous vivons tout de même, aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, dans des environnements relativement domestiqués et aseptisés, où la mort est plutôt une représentation télévisuelle. Mais au fond, quel est le plus scandaleux ? Que Maruo représente des scènes parfois abjectes de manière cathartique, ou que des journalistes nous décrivent ces mêmes scènes à longueur de journée, dans les grands médias ? Parce que voilà, a-t-on besoin de raconter ces choses-là avec force de détails tous plus sordides les uns que les autres ? S’il fallait rechercher l’obscénité, ce serait plutôt ici qu’il faudrait se pencher et pas chez un auteur dont les ventes restent très modestes ; qui plus est, le lecteur choisit ou non de parcourir ces livres. Après, je comprends qu’on puisse être troublé par le fait qu’un dessinateur décide de décrire de telles scènes et de les magnifier avec un trait vraiment fin, caractéristique, en y ajoutant une touche d’absurdité qui déboussole certains lecteurs. Je pense que les mêmes histoires dessinées par un Philippe Vuillemin, ou autres, seraient qualifiées de grotesque et de gore. Chez Maruo, l’horreur est magnifiée. Et il ne faut pas oublier, également, qu’il est héritier de la tradition du théâtre français du Grand Guignol, qui proposait des pièces sanglantes et macabres. Les contes pour enfants sous souvent atroces ; lui, raconte des histoires pour de grands enfants qui ont envie de sensations fortes, de bouleverser leurs codes et certitudes.

DDT-coverMaruo parle de recherche esthétique lorsqu’on aborde l’horreur, les corps difformes, les uniformes nazis ou même la mise en scène du drapeau japonais. Pour lui, il ne faut pas voir d’idéologie dans ses dessins.

Après, il peut aussi être patriote et fétichiste des uniformes… Cela peut être une forme de romantisme noir, et non pas l’apologie d’un nationalisme ou de quoi que ce soit. Là encore, je ne peux pas parler à sa place car je n’ai malheureusement pas pu discuter avec lui de cela.

En tout cas, vous ne vous êtes jamais interdit de publier un livre ? Il n’y a pas d’ouvrage encore plus « corsé » que DDT, par exemple, que vous n’oseriez pas sortir ?

Non… mais cela dépend aussi du degré de tabou de chacun : je bloque sur DDT pour ce qui touche à certaines scènes avec des enfants, par exemple, mais pour d’autres ce sera New National Kid qui posera problème. Ou le prochain, La Monstruosité en rose. Je le sors en croisant les doigts pour ne pas avoir de problèmes, car je n’ai aucunement envie d’être le martyr de quoi que ce soit. Je pense justement que si certaines personnes ont des choses à dire à Maruo, alors c’est le moment. Aux journalistes d’aller dénouer les nœuds, de voir ce qui tient de l’œuvre littéraire ou pas. En tout cas, moi, je n’ai pas vu un monstre quand je suis allé chez lui…

Comment est-ce, chez Maruo ? On s’attend à tomber sur des affiches expressionnistes allemandes, ce genre de chose…

Je n’y suis pas allé depuis cinq ou six ans. J’ai une anecdote, toutefois. La seconde fois que j’y suis allé, avec ma femme, la porte était ouverte et il y avait comme un petit rideau de perles, à l’entrée. Une voix nous a dit d’entrer et, directement à côté de la porte, il y avait un poster de Bela Lugosi’s Dead (du groupe Bauhaus) que je possédais en T-shirt quand j’étais adolescent. Ensuite, nous sommes entrés dans une petite pièce qui lui servait d’atelier, où se trouvaient les mêmes éventails japonais des années 1950 que je possède chez moi et plein d’autres petits détails similaires. Voilà pourquoi je me suis senti proche de son univers ; je n’ai pas vécu la même enfance que lui, mais il y a des références communes. Ce qui me vexe d’autant plus de ne pas être intégré dans la boucle de sa venue en France.Le-nain-qui-danse

Le nom de votre maison d’édition, « Le Lézard Noir », a entre autres été choisi en référence au roman d’Edogawa Ranpo. Dans le monde francophone, on connait finalement assez peu sa production ero-guro en dehors de quelques titres parus chez Picquier. Publier des romans ero-guro, serait-ce pour vous une envie ?

Picquier l’a déjà fait… Il est vrai que me lancer dans la littérature « noire » m’intéresserait, alors pourquoi pas, il faudrait que j’en rediscute avec Miyako. Il y a quelques années, j’avais lancé un projet avec la traductrice Rose-Marie Makino-Fayolle, qui habite près de Poitiers, mais cela ne s’était pas concrétisé. Encore une fois, je suis limité par le temps. Je travaille la journée et j’ai dix bouquins à sortir dans l’année, je ne peux malheureusement pas être partout.Planet-of-the-Jap

Et l’édition de livres d’art érotique-grotesque, comme du Toshio Saeki ?

J’étais intéressé par Toshio Saeki. J’ai négocié pendant un temps, mais c’était un peu compliqué. Là, je sais que Jean-Louis Gauthey des éditions Cornélius est dessus et je pense qu’il proposera une édition magnifique.

Cela serait enrichissant, car nous autres Européens manquons de clés pour appréhender l’ero-guro. D’où la nécessité des préfaces contenues dans vos éditions, très intéressantes…

Je ne sais pas comment est sorti le dernier Casterman [ndlr: L’Enfer en bouteille], mais je ne peux pas concevoir que ce genre d’ouvrage ne soit pas présenté et remis dans un contexte culturel, politique, etc. Lorsque nous avons travaillé sur La Chenille, j’ai demandé à Miyako, pour dédramatiser, d’écrire un texte qui resitue l’œuvre dans un courant bien précis en évoquant Ranpo, le cinéma de Yasuzô Masumura et de Kôji Wakamatsu, etc. Je n’ai pas la prétention d’effectuer un super travail éditorial, je fais ce que je peux avec mes moyens et je ne suis pas un vrai littéraire. Mon plaisir, c’est d’éditer des livres que j’aimerais moi-même acheter. Et ne parlant pas japonais, n’ayant pas forcément toutes les clés, je demande à des contributeurs de venir m’éclairer. Pour New National Kid, il était certain qu’il fallait un texte d’accompagnement et, par chance, Romain Slocombe m’a spontanément offert d’écrire une préface qui s’avère être en tous points parfaite. Je lui ai simplement demandé de ne rien justifier. Je ne sais plus quel journaliste avait écrit que Planet of the Jap [ndlr: segment final de New National Kid] tenait du révisionnisme, mais c’est vraiment dévoyer ce mot. Dans ce cas, La Planète des singes, c’est du révisionnisme… Maruo imagine que les Japonais ont gagné la guerre, cela n’a rien à voir avec la contestation d’un crime de guerre. Il ne faut pas oublier qu’il est né dix ans après la bombe, à Nagasaki. Et dans sa préface, Romain resitue cela en parlant de l’uchronie.

Et du Maitre du haut-château de Philip K.Dick.

Oui, voilà. Je ne l’ai pas lu mais je trouve cela très intelligent de remettre les pendules à l’heure, car les mots ont un sens, dans une société qui manque un peu de repères.

Lorsque vous avez connu Maruo, en 2003, quel était l’état de sa carrière ?

cover-lachenilleIl était un peu connu mais restait confiné à l’underground. Sinon, je ne suis pas persuadé qu’il m’aurait reçu comme il l’a fait, ou offert l’un de ses dessins. Par la suite, j’ai continué à rechercher ses livres et je me souviens qu’un libraire de Kyôto m’avait dit, vers 2006, que « Maruo n’intéresse plus personne mais il parait que ça marche en France ». Je lui ai répondu que « oui, c’est moi qui l’édite » ! A l’époque, je voulais principalement éditer Maruo et je ne connaissais rien au manga ni à la chaine du livre. Le seul manga que j’avais lu était Akira, à sa sortie – mais à l’époque j’avais déjà délaissé la BD pour la musique. Finalement, il y a un lien entre ma maison d’édition et mon passé de disquaire. Je considère Le Lézard Noir comme une sorte de « label punk graphique ». Je suis très sensible aux couvertures et, très longtemps, je faisait le lapsus d’appeler « pochettes » les couvertures de mes livres ! New National Kid est pour moi un concentré d’images punk et subversives, un brûlot anti-bourgeois. Bref, lorsque j’ai connu Maruo, on parlait moins de lui. Après, il a sorti une série chez Akita Shoten avant de passer chez Enterbrain, qui l’a coaché et peut-être un peu « aseptisé ». Maruo s’est mis à réaliser des adaptations de textes littéraires, ce qui est une bonne chose car il est vrai que le scénario pêchait parfois un peu, chez lui, dans les séries longues.

L’île Panorama serait justement l’œuvre dont il est le plus fier [voir notre interview de Suehiro Maruo].

C’est le seul que je n’ai pas lu… Évidemment, si j’avais les moyens je lui demanderais une adaptation de Là-bas de Joris-Karl Huysmans – nous en avions parlé il y a six ou sept ans –, ainsi que du Jardin des Supplices d’Octave Mirbeau mais… je vois qu’il se met à en parler aux gens, donc si ça se trouve il fera son adaptation de Huysmans et cela sortira chez Casterman…

Cette période du milieu des années 2000 est intéressante, en tout cas, car on n’a pas pu lire de titres qui en sont issus.

Peut-être était-il un peu malade, je crois qu’il avait du diabète. L’un de ses bouquins est un peu moins bien dessiné, cela doit dater de ce moment-là.

Vampyre-3Cela semble coïncider avec la transition entre une production trash et quelque chose de plus mainstream. Vampyre (1998-2003), déjà, était plus mainstream.

Oui, c’est déjà plus classique, il y a beaucoup moins de tabous dedans. Après, on s’assagit, on n’a pas forcément envie d’écouter ou de dessiner la même chose à 20 ans, qu’à 50. Mais cela reste magnifique, graphiquement.

Dans votre cas, c’est en particulier la production des années 1980-90 qui vous intéresse ?

En fait, un livre comme New National Kid me rappelle mes jeunes années, au milieu des années 1980. Cette étoile de David qui réapparait souvent me fait penser à Siouxsie and the Banshees, qui arborait le symbole juste après sa période punk.

L’une des nouvelles se nomme Joy Division, d’ailleurs.

Oui ! D’ailleurs, Miyako avait indiqué dans une annotation qu’il s’agissait d’un groupe de « rock new wave» et j’ai modifié cela en « post-punk ». Excuse-moi, Miyako, c’est une correction arbitraire de ma part ! Parce que c’était l’époque de tous ces groupes qui sont venus après le punk et qui préfiguraient la new wave, comme Bauhaus et tout ce que j’écoutais quand j’avais 13-14 ans. La musique m’a écarté de la bande dessinée parce que j’y trouvais un énergie brute, comme un instinct de survie pour une jeunesse urbaine. J’étais un grand collectionneur de BD, avant cela, jusqu’à mon premier voyage en Angleterre où j’ai découvert les Cure, les Stranglers, P.I.L., Siouxsie, les Smiths…

Lunatic-LoversQue lisiez-vous comme bandes dessinées, avant cela ?

J’avais le BDM [ndlr: ouvrage de référence pour collectionneurs] vers onze ans, et j’ai vécu mon premier festival d’Angoulême au même âge. En fait, je venais de la région parisienne et, lorsque mes parents ont été mutés en Poitou-Charentes, un ami de la famille m’avait conseillé « de garder pied avec la réalité et le monde civilisé, de lire Métal Hurlant » ! Alors, à mon entrée en sixième je suis tombé dessus et j’ai demandé à ma mère de me l’acheter. C’était une couverture avec Le binocleux de Frank Margerin, spéciale rentrée scolaire : sur cette ambigüité, elle me l’a pris et m’a abonné. Bon, l’abonnement a très vite été bloqué à l’entrée mais je lisais déjà Romain Slocombe et tout ce qui était publié dans Métal à l’époque. Je suis redevable à Jean-Pierre Dionnet et à Philippe Manœuvre d’avoir publié cette revue (pour Les Enfants du Rock et Sex Machine également), qui manque de nos jours. Kaboom, c’est très bien, mais pour moi cela manque un peu d’esprit punk. Je trouve d’ailleurs le FIBD d’Angouleme un peu ringard, musicalement parlant. Je rêve encore d’un festival où l’on puisse dépasser les barrières.

cover-ranpopanoramaPourquoi pas une rencontre artistique live entre Merzbow [ndlr: artiste noise japonais] à la musique et Maruo aux dessins ?

Voilà le genre de chose qu’il faut faire ! En même temps, Merzbow s’est assagi, j’ai eu l’occasion de le voir lors d’un concert à Poitiers, il y a quelques années, et il ne voulait plus entendre parler de ses années bondage avec Nureki sensei. Il m’a dit : « No, no ! It’s over, finished, no more ! ». Je l’ai revu par la suite à Parthenay, en 2007, et c’est l’un des meilleurs concerts que j’ai eu l’occasion de voir.

Au départ, vous avez connu Maruo à travers ses tableaux. Son activité d’artiste est-elle importante, au Japon ?

Non, ses tableaux ne sont pas très chers par rapport à sa reconnaissance actuelle. Aujourd’hui, il doit les vendre aux alentours de 3000 euros et quand je lui en ai acheté un, à l’époque, cela m’avait coûté 1200 ou 1300 euros. Son problème est d’être resté le cul entre deux chaises. Il n’a pas joué le jeu d’une vraie présence chez un galeriste réputé, qui permettrait de le placer sur des cotes d’art « contemporain ». Alors qu’il en a les capacités… Quelque part, je pense qu’il n’est peut-être pas bien coaché, à ce niveau-là. Il y a une petite librairie d’occasion à Tôkyô, Komiyama Shoten, qui vend des livres rares et des tableaux de Maruo, et…

Coup de théâtre. Nous nous retournons vers la foule et apercevons Suehiro Maruo lui-même, immobile devant le stand du Lézard Noir et fixant Stéphane Duval du regard. Au cours d’une bulle de temps surréaliste et, avec l’effacement légendaire qui le caractérise, l’auteur salue brièvement son éditeur historique, lui remet un sac cadeau en papier puis, sans un mot, poursuit sa promenade en compagnie de son interprète Miyako Slocombe. Stéphane Duval, le sourire un peu las : « Voilà les rapports qu’on a, avec un auteur qu’on a publié pendant dix ans. Bref, passons ! ».

DDT-versIl n’a pas joué le jeu de l’art contemporain, donc.

Quand je l’ai revu, il y a quatre ou cinq ans, nous étions avec Miyako et je lui ai apporté un livre de Clovis Trouille en lui demandant s’il connaissait cet artiste. Il m’a répondu avoir été effectivement très influencé par lui. Trouille a également influencé Tadanori Yokoo, c’est évident, et pour moi Maruo est un peu le Clovis Trouille japonais, sans être encore reconnu comme tel… Là encore, c’est ce que je reproche à l’organisation du festival : ils auraient dû constituer une belle exposition sur Maruo, montrant son travail dans une oeuvre beaucoup plus vaste. On ne peut pas parler uniquement de ce que j’ai lu dans le Nouvel Observateur, de « viol, inceste, meurtre »… Insister là-dessus me dépite un peu, c’est réducteur. J’ai découvert, par hasard, que l’un de mes plus proches voisins possédait quatre tableaux de Maruo achetés en 1985. Moi, j’en ai quelques-uns et Xavier de chez Timeless en possède aussi. Nous aurions pu mettre en place une belle exposition, trouver quelques Clovis Trouille à placer pour illustrer l’influence… Quand on fait venir quelqu’un en tant qu’invité d’honneur de premier plan, il faut faire l’effort de le présenter comme il se doit au public francophone, et j’ai l’impression qu’on est un peu passé à côté.

Ranpo-Panorama-2De la même manière, en ouvrant La Jeune Fille aux camélias, en 2005, on se retrouvait livré à cet univers sans posséder les clés nécessaires. Il manquait sans doute un appareil critique.

Bien sûr, si l’on ne présente pas les misemono [ndlr: spectacles forains traditionnels japonais] et qu’on n’explique pas le contexte…

Cette activité artistique, ces tableaux de Maruo, en a-t-on un bon aperçu dans Ranpo Panorama ou est-ce complètement autre chose ? Les toiles que vous possédez, par exemple ?

Je n’en possède pas qui soient dans ce livre, et celles que j’ai vues chez mon voisin sont des tableaux des années 1980 que je n’avais jamais vus. Maruo est passé par différentes périodes, différents styles. Aujourd’hui, il est en train de se rapprocher de ces dessinateurs au style très léché des années 1920, dans la grande tradition des illustrateurs exposés au Musée Yumeji à Tôkyô. C’est assez étonnant. Je persiste à penser qu’il aurait pu aller plus loin, en tant que peintre, et réaliser de plus grands tableaux, s’essayer à l’huile, prendre des risques. Ses tableaux sont au format A3, ce qui reste relativement petit et pas forcément toujours détaillé. Ils n’ont pas nécessairement la force de certains dessins en noir et blanc.

Dans Ranpo Panorama, on trouve aussi des compositions mix-media, du collage…

Oui, j’aime beaucoup, j’adore le collage. Je ne les avais jamais vues avant Ranpo Panorama.

Pourriez-vous éditer un recueil dans la veine de Ranpo Panorama, avec votre propre sélection de tableaux de Maruo?

Oui, cela pourrait se faire. Le problème est qu’il faut passer par trente-six intermédiaires, j’avais essayé mais c’est très compliqué – en fonction de qui possède les scans, etc. Et si l’on traite avec quelqu’un qui ne communique pratiquement pas… J’ai souvent privilégié le rapport direct avec les auteurs ; là, il y a un filtre.

PanoramaÊtes-vous irrité par le fait qu’on vous ait peut-être « coiffé au poteau » sur certains titres ?

J’étais dessus, mais l’éditeur m’a laissé dans le flou alors qu’au début, il m’avait dit qu’il n’y aurait pas de souci. C’était au moment où le festival m’avait demandé d’inviter Maruo, il y a deux ans, avant de l’annuler peu de temps après parce qu’ils avaient également invité Leiji Matsumoto, sans le dire… et ne pensaient pas qu’il accepterait. Si cela s’était fait l’an dernier comme prévu, Maruo aurait été sur mon stand. La veille du festival, j’ai reçu un e-mail m’annonçant que, non, il ne pourra pas venir sur mon stand car son éditeur japonais ne le souhaite pas… ce qui est également très peu fair-play vis-à-vis de Seirinkogeisha, son autre éditeur qui m’a vendu trois titres l’an dernier. Mais aussi vis-à-vis de Benoit Maurer [ndlr: directeur de collection d’IMHO, ayant publié La Jeune Fille aux camélias]…

Maruo ne travaille plus qu’avec l’éditeur Enterbrain, pour l’instant ?

Visiblement, pour les mangas ! C’est probablement une bonne chose pour lui sur le territoire japonais, mais une mauvaise sur le terrain francophone…

Il vous est arrivé de discuter du prix des livres, avec Maruo. A-t-il peur que les ouvrages ne se vendent pas ?

Je n’en ai aucune idée. Son éditeur lui dit que c’est trop cher, qu’il faut sortir des livres un peu plus modestes pour toucher un plus large public. Mais cela ne touchera jamais un plus large public, ici… Lorsque nous discutons d’histoires de tarifs des livres, avec Maruo, j’essaie de lui faire comprendre que mes lecteurs préfèrent payer leur livre un peu plus cher pour avoir un véritable objet d’art. Pour moi, c’est du « graphic novel », de la bande dessinée d’auteur, pas simplement du manga. Et un certain public plus adulte aura toujours une appréhension à acheter un livre présenté sous la forme d’un manga broché. C’est également ce que je lui reproche par rapport à la peinture : à un moment donné, il faut assumer ce que l’on est.

Les éditions japonaises sont donc moins luxueuses que les vôtres ?
New-National-Kid-Le-Somnanbule

Elles le sont mais il y a aussi beaucoup plus de lecteurs. C’est un public différent, beaucoup plus jeune. Les tirages sont sans commune mesure.

Après New National Kid, avez-vous d’autres Maruo dans les cartons ?

Effectivement, j’en ai signé un autre, La Monstruosité en rose. C’est d’ailleurs ce que je reproche à son éditeur japonais : n’avoir pas compris qu’il était ridicule qu’il y ait autant de titres de Maruo à sortir alors que j’ai sorti Ranpo Panorama en mai dernier, DDT il y a trois mois, New National Kid cette semaine et que j’en sortirai un autre dans l’année. Cela nuit à la lisibilité. Beaucoup de lecteurs du Lézard Noir ne comprennent pas et sont un peu déçus par cette attitude…

Pour en revenir à L’île Panorama, on aurait peut-être pu croire que vous ne l’auriez pas sorti, moins intéressé par cette mouvance un peu plus aseptisée de l’auteur.

Mais si, bien sûr que j’étais dessus ! Ce que je reproche à ces gros éditeurs, c’est de bénéficier de nos dix ans d’investissement en temps et en argent… Ils peuvent toujours dire qu’un auteur n’appartient pas à un éditeur : ils ont raison, personne n’est marié à personne et chacun fait ce qu’il veut. Ils n’en vendront de toute façon pas 10000, mais il y a tellement d’autres bons titres à éditer au Japon… J’ai participé à un repas, hier, avec le président du Centre national du livre, où se trouvaient de très gros éditeurs. À table, l’un d’entre eux a commencé à se gargariser de faire partie des « quatre gros », ceux qui pèsent sur le marché. A un moment donné, il s’est rendu compte que de petits éditeurs étaient également présents à table : « Ah mais vous, les alternatifs, vous êtes la R&D », comprendre la recherche et développement. Alors voilà, j’ai l’impression d’avoir préparé le terrain d’un auteur pendant dix ans, d’avoir pris les risques, de l’avoir fait connaitre et reconnaitre. Ce n’est pas sur L’île Panorama, je suppose, que le directeur du Festival de l’époque aurait invité Maruo en France, mais plutôt parce que nous avons réalisé ce travail de défrichage et de présentation de l’auteur, avec Miyako. Voilà ce que je reproche, aujourd’hui : ce mépris pour dix ans de travail.

En 2005, vous n’étiez pas entré en conflit avec IMHO qui a édité La Jeune Fille aux camélias ?

La-jeune-fille-aux-camelias-coverEn fait, il se trouve que nous l’avions tous les deux signé sans le savoir, car La Jeune Fille aux camélias se trouvait à la fois chez Seirinkogeisha et chez Seirindo. Et pour éviter le problème, il m’a fallu laisser tomber le titre. Très vite, je me suis dit qu’il ne fallait pas que Benoît soit le premier à éditer Maruo ! [rires] D’où la sortie d’Exercices d’Automne et de L’Art du bain japonais en 2004. Après, j’ai de très bon rapports avec Benoît, c’est un garçon charmant et il nous arrive de nous concerter en cas de doute. En général, nous essayons de nous arranger les uns avec les autres. Récemment, il y a eu une petite méprise avec Poissons en eaux troubles de Susumu Katsumata : Jean-Louis de Cornélius avait publié un Katsumata [ndlr: Neige rouge, 2005] mais je ne pensais pas qu’il continuerait d’éditer l’auteur, car cela faisait longtemps que le titre était sorti et j’étais persuadé qu’il lui avait été proposé. Cela s’est arrangé et nous nous sommes expliqués en bonne intelligence. Je n’irai pas sortir un Tatsumi par exemple, même si cela m’interesse, ou un Shintaro Kago. Avec « les gros » c’est différent, on voit bien qu’il y a vraiment un fossé entre l’édition alternative et eux, qui viennent faire leur marché sur le fruit du travail des autres, ce que je trouve relativement indécent. Si l’on veut conserver une diversité éditoriale, une bibliodiversité comme on dit, ils doivent accepter que certains puissent continuer à vivre du fruit de leur investissement.

Que préparez-vous comme sorties au Lézard Noir, cette année ?

Il y a cet autre Maruo, La Monstruosité en rose, et puis… cette aventure m’a mis un coup de pied aux fesses, j’ai cherché plus activement au Japon et j’ai découvert Bonten Taro, qui était mangaka ainsi qu’un très grand tatoueur. Il était aussi chanteur, designer de mode et a créé le style du « sex and fury », au cinéma, des récits de femmes yakuza. Personne ne le connait, ici, mais il est célèbre chez les spécialistes au Japon et dans le monde du tatouage. L’autre jour, Maruo me disait justement qu’il l’avait rencontré. Je sortirai cette anthologie au mois d’avril, qui contiendra à la fois des histoires de guerre, d’horreur et autres… Dans l’une de ses interviews, Bonten Taro résume bien ce que j’évoquais tout à l’heure par rapport à une forme d’éthique : « De mon temps, les éditeurs étaient des samouraïs. Aujourd’hui, ce sont des employés de bureau. »
J’ai également signé un Miyako Maki, la femme de Leiji Matsumoto, qui a mené une grande carrière dans le manga à destination des jeunes femmes. Il s’agira des Femmes de la constellation, un pavé de 720 pages qui sortira en deux volumes. C’est très cinématographique, dans l’esprit de Kazuo Kamimura et l’on y trouve du bondage, des meurtres, du viol, de la vengeance féminine… Il y aura un Jun Hatanaka, aussi, dont Ryota du Mandala est sorti au Seuil il y a plusieurs années, ainsi qu’une anthologie érotique de Shôtarô Ishinomori. J’aimerais concrétiser mon idée de mook [ndlr: « magazine book »] Lézard Noir, également.

Typiquement, on peut imaginer que Kana, qui a publié plusieurs titres d’Ishinomori, n’aurait pas sorti cette anthologie érotique, par exemple.

Peut-être, oui. Il s’agit d’un titre tout à fait cohérent dans le catalogue du Lézard Noir, je n’aurais pas sorti n’importe quel Ishinomori. En fait, j’essaie de chercher un bon titre de certains grands noms du manga et si je dois éditer un Ishinomori, ce sera celui-ci. J’ai encore tout un tas de projets et j’aimerais aussi éditer un autre Kazuichi Hanawa, de la même période que La Demeure de la chair. Nous verrons bien !

DDT-Les-Joies-Secretes-Du-Proletariat

Propos recueillis par Frederico Anzalone au 41e Festival d’Angoulême.

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Récemment parus au Lézard Noir :
DDT
New National Kid.

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La Chenille, Ranpo Panorama © Suehiro Maruo / Enterbrain / Le Lézard Noir – Vampyre © Suehiro Maruo / Akita Publishing / Le Lézard Noir. – DDT, Lunatic Lover’s, New National Kid © Suehiro Maruo / Seirinkogeisha / Le Lézard Noir. – Shojo Tsubaki © Suehiro Maruo / Seirindo / IMHO. – Photo de Stéphane Duval devant la maison de Kazuo Umezu © Joel Bouchon.

Commentaires

  1. Ludo

    Merci pour cette série d’entretien autour de Maruo et de ceux qui en France nous permettent de lire son œuvre ! C’est juste passionnant ! Bravo !

  2. Un petit bonheur que cette interview.

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