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Sarkozy-Kadhafi: « Puissant comme une fiction, mais réel »

6 février 2019 |

sarkozy-kadhafi-intro1Pour la première fois, cinq journalistes ont joint leurs documents et leurs sources afin de livrer le résultat, en bande dessinée, de six à sept ans d’enquête sur les liens entre Mouammar Kadhafi et Nicolas Sarkozy : Sarkozy-Kadhafi, des billets et des bombes. Comment mène-t-on à bien un travail de cette ampleur ? À Angoulême, Geoffrey Le Guilcher et Benoît Collombat (deux des cinq journalistes, respectivement indépendant et reporter à Radio France) et le dessinateur, Thierry Chavant, nous ont dévoilé les coulisses de cet ouvrage colossal dans un registre encore jeune, celui de la BD du réel.

Cinq journalistes et un dessinateur, ça fait beaucoup pour élaborer un script. Comment vous êtes-vous organisés ?

Geoffrey Le Guilcher : Effectivement, c’est une première, ça n’avait jamais été fait, donc il a fallu trouver un système. Puisqu’on ne pouvait pas rédiger à cinq mains intégralement, on a imaginé de travailler d’abord tous ensemble, pour établir une base commune, puis on s’est réparti l’écriture des chapitres en binômes. Enfin, on s’est réuni tous ensemble pour le séquençage.

Benoît Collombat : On n’aurait jamais pu faire ça chacun de son côté, il fallait mutualiser les informations que chacun avait réunies. Une des difficultés était ensuite de savoir quoi mettre en avant dans le récit, pour organiser la narration. Parce qu’on avait tous travaillé entre six et sept ans sur cette affaire très complexe, et la masse d’informations était énorme. À ce sujet, Thierry, qui était toujours à nos côtés pendant l’élaboration du script, nous a beaucoup aidés. En fait, il était un peu comme notre premier lecteur, il a pu apporter un recul qui nous manquait.

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Thierry Chavant : J’écoutais ce qui se racontait et des images me venaient au fur et à mesure. Pendant cette étape, je commençais déjà à résoudre des séquences. Ils avaient une somme de connaissances impressionnante, mais ils avaient le nez dedans, donc ils ne voyaient pas forcément le potentiel d’un épisode – visuellement bien sûr, ce qui est ma spécialité à moi, mais aussi narrativement. Alors que moi, les scènes marquantes me frappaient immédiatement. D’ailleurs, je suis encore soufflé par l’énormité de ce que j’ai découvert avec ce livre, en tant que citoyen.

sarkozy-kadhafi-choukriG.L.G. : Par exemple, la manière dont Thierry a représenté la mort de Choukri Ghanem [ancien homme d’état libyen, retrouvé noyé à Vienne en 2006, probablement assassiné, NDLR] nous a bluffés : il a tout de suite trouvé cette image forte de Ghanem flottant à la surface de l’eau, vu en contre-plongée. Cette mise en scène racontait en un instant une somme de choses que l’on voulait exprimer, mais qui, à l’écrit, aurait pris beaucoup plus de détours et de temps. Le passage en BD, c’était vraiment la fusion du fond et de la forme.

T.C. : Les journalistes ont fait un énorme travail de synthèse au départ. Mais après ça, j’étais cadré. Ça a été un vrai plaisir, parce que si vous jetez un oeil, vous avez presque toute la panoplie technique de ce qui se fait en BD.

D’ailleurs, dans l’ouvrage, Thierry Chavant est crédité à la « mise en scène dessinée ».

T.C. : Je me suis rendu compte que c’était très un travail très dur, très patient. Pour la scène d’introduction, où l’on représente la mort de Kadhafi, je pensais dessiner un avion, point barre. Mais là, ils sont arrivés et m’ont dit que deux types de modèles étaient intervenus… et je me suis retrouvé sur les sites de l’armée de l’air, à chercher des modèles de Rafale !

sarkozy-kadhafi-avionsJustement, quelle est la place de l’imagination et de l’extrapolation [fait de prédire, formuler une hypothèse à partir d’indices, une pratique découragée par la déontologie du journalisme], en particulier dans la reconstitution, en BD, de scènes auxquelles vous n’avez pas assisté personnellement ?

G.L.G. : Cette question a donné lieu à beaucoup de débat.

B.C. : Elle est au coeur de notre travail. On ne doit rien perdre en exactitude, en passant à la BD, d’où la documentation reproduite en fin d’ouvrage, pour que le lecteur puisse juger sur pièces. On s’est aussi efforcé, autant que possible, de ne pas prêter d’intentions aux protagonistes et de ne pas verser dans la psychologie. Ça, c’est le travail des journalistes, et on a parfois dû faire des arbitrages sur le dessin de Thierry – on lui a demandé de retoucher des dessins, on lui a dit : « Là, ce n’est pas possible, tu ne peux pas le représenter comme ça, parce qu’on ne sait pas comment il a réagit… »

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T.C. : De la même manière que j’étais leur premier public, ils étaient les premiers lecteurs de mon dessin. Quant à la question de la représentation en bande dessinée, on touche ici à un aspect fondamental du travail de La Revue Dessinée. Notre réponse, à la Revue, est de dire que la bande dessinée est un médium au même titre que la télévision, la radio, l’écriture, et qu’ils posent tous des problèmes de représentation du réel. Quand je recopie les modèles de Rafale pour mes avions, aussi précis que ça puisse être, il ne s’agit pas de la réalité, mais bien d’une représentation. On pourrait croire qu’il y a dans la télévision, par exemple, une relation plus directe à la réalité, or on est tout autant dans la représentation que dans la bande dessinée. La télévision utilise les cadrages, le montage, et la radio des ambiances sonores – tout ça est déjà un début d’interprétation, au même titre que les outils de la BD. C’est ensuite au public de faire la part des choses, et il ne faut pas croire que les gens sont dupes.

Quelles sont les thèses principales de l’histoire que vous racontez ?

G.L.G. : La fulgurance d’une histoire entre deux hommes politiques, chacun avec un agenda différent. Pour Kadhafi, il s’agissait de se débarrasser de son image de terroriste et de recouvrer une légitimité. Pour Sarkozy, il s’agissait d’argent pour sa campagne électorale mais aussi de conclure par la suite un certain nombre de grands contrats, et d’acquérir des avantages politiques, tels que celui que lui a donné la libération des infirmières bulgares.

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B.C. : On a voulu montrer de manière claire les liens qui sous-tendent une affaire apparemment désordonnée. Et puis, on a résumé le livre par cette formule : « Des billets et des bombes ». C’est les coulisses d’une guerre. C’est tellement énorme que le premier réflexe qu’on a en le lisant est de ne pas y croire.

G.L.G. : Le récit a la puissance d’une fiction, sauf que c’est réel. En fait, c’est ce qu’on appelle aux États-Unis de la narrative non-fiction, tout simplement [ou « non-fiction romancée » : le fait de raconter la réalité en utilisant les outils narratifs de la fiction, NDLR].

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Avez-vous eu des difficultés à travailler, du fait qu’il s’agissait d’une affaire en cours, et non pas d’une affaire « classée » ?

sarkozy-kadhafi-franceG.L.G. : Tout peut rapidement être hors norme dans des affaires pareilles. Il faut se rappeler que Sarkozy était alors prêt à se représenter à la présidence. Pour lui, l’enjeu pouvait aller jusqu’à la mort politique. Mais la pression, on l’a surtout vécue par les yeux de nos sources. Par exemple, ils se sont tus massivement à la mort de Ghanem, qu’ils ont pris comme un avertissement à ceux qui voudraient parler. Mais on a aussi des pressions indirectes par « effet de réseau », des gens proches des politiques, comme les patrons de presse, par exemple. Un article que je devais publier dans Le Point a été déprogrammé au dernier moment, et on a dû attendre un mois pour le reprogrammer, cette fois dans L’Express. Or le timing est très important, en matière de publication.

B.C. : On sentait planer un nuage bien poisseux, fait d’une menace diffuse, et de peur.

Combien de temps a-t-il fallu pour dessiner l’album ? Le sujet traitant de l’actualité, le délai était assez court, non ?

T.C. : Cela m’a pris un an et demi, environ – ce qui était assez violent, oui… Heureusement, la coloriste Cécily de Villepoix a fait un travail d’une grande aide, en unifiant l’ensemble avec une chromie très simple. Pour pouvoir coller à l’agenda de parution, j’ai réduit au maximum les étapes du processus, crayonné, etc.

Ce narrateur sans visage, orange, c’est un peu vite expédié, non ?

  sarkozy-kadhafi-takieddineB.C. : Le procédé de l' »emoji » est certes simple, voire simpliste. Mais comme l’histoire est excessivement complexe, c’est ce qui s’imposait. Ça permet de représenter la part du journaliste, qui est importante à montrer, sans être frontal. Ce n’est pas comme ce que j’ai fait avec Davodeau sur Cher pays de notre enfance, où on n’était que deux et où il pouvait se permettre de nous représenter dans la BD. Cette fois, il s’agissait d’un travail collectif, c’était plus compliqué.

G.L.G. : C’est une solution par élimination, en fait. On ne trouvait pas comment faire autrement. Ça peut choquer au départ, on peut se dire : « C’est quoi, cet attentat visuel ? » Guy Delcourt, d’ailleurs, a eu un mouvement de recul quand il l’a découvert pour la première fois. Mais, passé la première impression, il s’est laissé prendre par le récit, et il a finit par convenir que ça fonctionnait.

T.C. : C’est Franck Bourgeron [co-fondateur de La Revue Dessinée, NDLR] qui l’a proposé. Il est très doué, pour contourner les problèmes narratifs qui naissent de la rencontre entre journalisme et BD.

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Quels sont vos projets respectifs, notamment en matière de BD ?

sarkozy-kadhafi_couvG.L.G. : Je vais adapter une histoire en mode gonzo pour laquelle j’ai infiltré un abattoir, Steak Machine. Elle a été publiée dans le numéro 19 de La Revue Dessinée, avec Ivan Brun au dessin, mais on a décidé de refaire quelque chose de plus ample avec le dessinateur Nicoby, dont le graphisme devrait être plus adapté à ce qu’on veut faire cette fois. Je m’occupe aussi d’une petite maison d’édition, Goutte d’or, qui publie de la non-fiction.

B.C. : J’aimerais parler de violence économique – l’actualité s’y prête bien, vous remarquerez…

T.C. : Avec la journaliste Hélène Constanty, on travaille sur un album qui parlera de Monaco, autour du meurtre d’Hélène Pastor. Encore un bon thriller en perspective !

Propos recueillis par Marc Lamonzie et Mathieu Péquignot

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Sarkozy-Kadhadfi, des billets et des bombes.
Par Thierry Chavant, Geoffrey Le Guilcher, Benoît Collombat, Élodie Guéguen, Fabrice Arfi et Michel Despratx.
Delcourt/La Revue dessinée, 24,95 €, janvier 2019.

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