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Vehlmann/Bonneval : « Notre modèle, c’est HBO »

20 juin 2019 |

photos-vehlmann-bonnevalLes deux scénaristes se connaissent depuis 20 ans. Après avoir travaillé ensemble à la revue Professeur Cyclope notamment, Gwen de Bonneval (à droite) et Fabien Vehlmann (à gauche) ont joint leurs écritures pour un projet vaste et fou. Prévu en trois tomes de 200 pages avec Hervé Tanquerelle au dessin, Le Dernier Atlas (dont le tome 1 est sorti en mars 2019 aux éditions Dupuis) est un récit comme on n’en voit pas souvent : à la fois grand public mais exigeant dans sa conception, fantaisiste et documenté, complexe mais digeste. Entre uchronie subtile, « marche du monde » et robots géants « à la Goldorak », ils mélangent les genres avec virtuosité et trouvent l’équilibre, comme si de rien n’était. À l’occasion du festival Lyon BD, ils sont revenus pour nous sur la patiente mise au point de ce roman graphique qui devrait marquer l’année, si ce n’est au-delà.

Dans une courte note en fin de livre signée Fabien Vehlmann, on peut lire que cette histoire est passée par une « lente et patiente élaboration » de 8 ans, et que Claude Vehlmann est la « principale source d’inspiration de cette histoire ». Claude Vehlmann, c’est votre père, Fabien ?

Fabien Vehlmann : Oui. Mon père était pilote dans l’armée de l’air, avant de travailler dans le BTP. Et comme par hasard, les robots Atlas qu’on a inventés servent à la guerre et à la construction. Mon père est aussi d’origine estonienne, c’est un fils d’immigrés, et dans Le Dernier Atlas, on interroge le rapport à la France. La guerre d’Algérie est un épisode de notre Histoire qui reste particulièrement tabou.

dernier-atlas-immeubleGwen de Bonneval : Parce que les acteurs sont toujours vivants.

F. V. : Et j’avais envie d’en parler. Mais ce n’est pas non plus de l’autofiction, plutôt une inspiration indirecte. Il y a eu un long moment de maturation, comme une chrysalide dont quelque chose de différent a finit par éclore. Ces sujets restent importants, mais moins qu’au début. J’ai aussi fait un effort pour m’en détacher. D’ailleurs, Gwen a été très important pour ne pas me laisser happer par eux. Régulièrement, j’avais tendance à repartir dedans, rouvrir des bouquins sur la guerre d’Algérie, et il veillait à ce que je ne perde pas de vue notre histoire à nous, que je ne me mette pas dans un angle mort. D’autant plus qu’il y a un émotionnel pas évident, parce que ces sujets me tiennent à cœur, et que ça ne doit pas devenir malaisant pour le lecteur. On devait partir de ces sujets pour donner prétexte à l’histoire, et non pas l’inverse. Car si le propos politique est trop fort, on court le risque de prêcher des convertis, ce qui n’est pas le but. D’ailleurs, la guerre d’Algérie est un des biais principaux, mais pas le seul.

maquette-atlas-fred-blanchardAu départ, ça devait être en noir et blanc, et sous forme de feuilleton numérique.

F. V. : Le projet a débuté à l’époque où on travaillait sur Professeur Cyclope, et devait paraître dedans, d’où la forme de feuilleton numérique. Hervé Tanquerelle avait commencé le character design – Brüno et Cyril Pedrosa aussi – mais vu qu’il était rédacteur en chef de la revue, il n’avait pas le temps de s’y mettre vraiment. On a aussi cherché une équipe qui soit capable de le développer en bi-média, mais on n’a pas trouvé.

G. d. B. : Le projet s’est planté, quoi.

F. V. : Voilà. Donc on l’a mis de côté. Et puis à la fin de Professeur Cyclope, on a demandé à Hervé s’il était prêt à reprendre le projet. Il nous a répondu : « J’allais vous demander la même chose ! »

G. d. B. : Il ne nous manquait plus que quelqu’un capable d’assurer le design du robot et une architecture d’uchronie, ce que Fred Blanchard a pris en charge. Le but qu’on s’est fixé était de produire une BD qui soit à la fois d’auteur ET mainstream. Notre modèle, en fait, est typiquement les séries télé de HBO.

F. V. : C’est ce qui fait que je préférais personnellement une BD en couleurs. Parce que le noir et blanc est associé à des attentes particulières, en France, plutôt du domaine de l’underground.

G. d. B. : Alors qu’au départ, j’étais plutôt d’avis de le faire en noir et blanc. Et puis on en a discuté, et assez vite j’ai été convaincu, d’autant que notre éditeur nous a dit qu’il pouvait financer trois albums de 200 pages en couleurs. Laurence Croix nous a alors rejoints.

dernier-atlas-robot-sandComment le projet a-t-il débuté ?

F. V. : Au tout début, j’ai commencé à développer ce projet avec Juanjo Guarnido. À ce moment-là, tout ce que j’avais en tête, c’était cette image d’un robot géant, façon Goldorak, qui pourrit sur pied dans une décharge. C’est la première idée. Mais assez rapidement, on a eu des divergences sur le scénario : j’ai commencé à voir le robot piloté par toute une équipe, alors que lui préférait qu’il ne soit piloté que par un capitaine. Donc on a préféré s’arrêter là – mais on s’entend par ailleurs très bien, rassurez-vous. La deuxième idée, une fois qu’on a commencé à travailler dessus avec Gwen, c’est de parler de la guerre d’Algérie. Et la troisième idée fut ajouter à tout ça une sorte de race extraterrestre, qui viendrait de l’extérieur pour envahir la terre. Cela a l’air complètement dépareillé au premier abord, alors qu’en fait, tout s’est marié. Parce qu’il y a des thématiques de fond.

G. d. B. : Et en plus, ces thématiques, on les a en commun. Mon grand-père était aide de camp de Charles De Gaulle. Il y a un rapport avec la marche du monde.

F. V. : Et en fait, quand on y réfléchit, elles ne sont pas si dépareillées : l’invasion extraterrestre est une bonne métaphore de la colonisation, alors que l’Atlas représente les ambitions de la France gaulliste. D’ailleurs, on s’est bien marré avec ça !

G. d. B. : On l’appelait « De Gaulle-dorak », à une période !

F. V. : Enfin, le reste de l’histoire se complète avec l’épisode du Clemenceau [le porte-avion français devait être désamianté et démonté en Inde, NDLR], qui se passe au même moment. Et cet épisode est parfait pour nous servir d’inspiration, parce qu’il résume tout un tas de choses de manière viscérale. Cela ajoute aussi une lecture du monde qui est la nôtre : l’écologie. Pour moi, évoquer l’écologie était simplement une manière de parler du monde, je ne me rendais pas compte que c’était une prise de position politique. Alors que les lecteurs, eux, l’ont tout de suite perçu clairement – ce qui est une heureuse surprise.

G. d. B. : En fait, ce qu’on a vraiment voulu faire, c’est raconter la complexité du monde.

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Comment avez-vous fait pour ne pas vous perdre dans cette complexité, dans les ramifications de votre histoire ?
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F. V. : En bossant à plusieurs, on joue le rôle de garde-fou tour à tour. Le personnage d’Ismaël est co-construit, on l’a vraiment imaginé à deux. Il faut dire aussi qu’on se connaît depuis vingt ans, maintenant… On s’est rendu compte qu’on n’aurait jamais pu faire ce boulot ensemble plus tôt. On avait besoin de cette complicité pour pouvoir travailler de manière instinctive. C’était parfois à tel point que quand je dérivais sur certaines idées, dans ma tête, il y avait un petit Gwen qui surgissait pour me dire : « Ah non, ça colle pas ! »

G. d. B. : Pour moi, les choses sont claires. Fabien est venu me chercher sur ce projet, je suis invité. Mais le final cut, c’est lui. Les dialogues, le ton, c’est Fabien. Et finalement c’est très bien comme ça, parce que je suis plus efficace de cette manière. On discute d’abord ensemble, et quand on est d’accord, il écrit une version 0 – en général, il y a en a deux ou trois – ensuite, on envoie à Hervé qui passe au découpage. Puis Hervé montre son découpage à Fred – Fred a un coup d’oeil très cinématographique. C’est la manière dont on procède.

La critique s’accorde assez unanimement sur les qualités narratives du Dernier Atlas. Dans les chroniques, l’adjectif « haletant » revient souvent, et d’ailleurs, le premier tome se termine sur un cliffhanger. Comment se crée le suspense ?

dernier-atlas-policeF. V. : Déjà, il faut dire qu’on baigne dans une tradition française du feuilleton à suspense. Rouletabille, Dumas… Après, de mon côté, c’est l’écriture de Seuls qui m’a formé à ça. Même si l’exercice est différent puisque dans Le Dernier Atlas, l’écriture est à la fois chapitrée et chorale. Le récit est fait d’une succession de coïtus interruptus, et en fait, ça se fait tout seul.

G. d. B. : Oui, c’est vraiment la structure au final, avec ces chapitres, qui nous a guidés.

F. V. : Le chapitrage est venu à cause du mode de publication prévu pour Professeur Cyclope. Dans chaque chapitre, il devait y avoir une histoire. Avec au bout, une grande histoire faite de plein de petites histoires. Après, il n’y a pas que le scénario qui est générateur de suspense, il y a la planche. Là-dessus, la mise en scène graphique de Fred est très efficace. Pour la création de persos, Gwen et Hervé m’ont aussi aidé. J’ai beaucoup appris grâce à leur manière de les caractériser. Moi, j’aime bien tirer vers le stéréotype. Alors que Gwen, c’est le contraire.

G. d. B. : Ma manière de créer les personnages, c’est de me concentrer sur l’envie de lire du lecteur. Il faut qu’il ait envie de les connaître. Qu’à chaque étape, il en apprenne un peu plus eux, ce qui le tient en haleine. Comme dans une série télévisée. À la télé, c’est la manière dont l’acteur incarne le personnage qui prend ensuite le relais. En BD, c’est le dessinateur.

dernier-atlas-ismaelF. V. : C’est drôle d’ailleurs : parfois Hervé modifiait les personnages sans nous le dire, sans même y faire attention. Il pouvait nous répondre, par exemple, quand on lui expliquait ce qui allait se passer : « Ah, mais non, Ismaël il ferait jamais ça comme ça. »

G. d. B. : Il nous demande souvent beaucoup de détails, il en a besoin pour les incarner. Il dit toujours qu’il a besoin de savoir la manière dont un personnage boit son café ou tient sa clope.

F. V. : Résultat : certains personnages secondaires ont pris plus d’épaisseur et d’importance qu’ils n’en avaient au départ.

G. d. B. : Les flics, par exemple, ou les lieutenants d’Ismaël.

Généralement, l’uchronie nous fait explorer l’histoire d’un autre point de vue, souvent en inversant le rôle des vainqueurs et des perdants dans un conflit. Mais ici, la version alternative de l’Histoire que vous avez imaginée est finalement très proche de la réalité. Quel est dans ce cas l’intérêt scénaristique de recourir à l’uchronie ?

F. V. : D’abord, il y a des robots géants. Quand on veut faire une histoire d’un réalisme assez fort, comme c’était notre cas, il faut bien expliquer comment ils sont arrivés là. Et on ne voulait justement pas faire une de de ses histoires de SF par-dessus la jambe, le genre de SF à la Independence Day – je n’y peux rien, à chaque fois que je vois le président des États-Unis qui pilote un jet, je me dis qu’on se fout de moi. L’uchronie permet aussi d’aborder la guerre d’Algérie avec un pas de côté, moins frontalement. Je voulais aussi éviter d’être pris dans une querelle de chiffres, dans des débats sans fin sur les faits. Même comme ça, en passant par la fiction, on a vu ça et là des gens s’exciter sur les forums, dire que ce n’est pas possible notre boulot, qu’on ne peut pas dire ça….

G. d. B. : Avec cette logique-là, on a voulu élaborer une histoire alternative, mais qui suivrait tout de même les lignes de force de l’histoire.

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F. V. : Si on change un élément, qu’est-ce qui aurait bougé, et qu’est-ce qui serait resté du domaine de l’invariant ? Si les gisements de pétrole algériens avaient été exploités plus tôt, on peut imaginer que les autorités françaises auraient été plus enclines à lâcher du lest sur l’autonomie politique, pour conserver cette manne. Mais on est partis du principe que ça ne pouvait pas non plus durer éternellement, et que le pays aurait obtenu son indépendance pure et simple à un moment.

G. d. B. : Mon grand-père m’a raconté qu’il avait demandé à De Gaulle, lors de l’indépendance de l’Algérie, pourquoi il lâchait là-dessus. Il lui avait répondu qu’il y aurait un jour plus de citoyens français en Algérie qu’en métropole.

Au cinéma, les adaptations de BD sont de plus en plus nombreuses. Vous y avez pensé ? Le Dernier Atlas s’y prêterait sûrement particulièrement bien.

G. d. B. : C’est aussi notre avis ! Même si je le vois d’abord comme une bande-dessinée.

F. V. : On fantasme ! L’idée est séduisante. On l’a plutôt conçu comme une série, que comme un film. Dans l’idéal, ce serait le mieux. On va y réfléchir. On sait que le passage à l’écran n’est pas évident, mais on va causer avec des producteurs – au moins avec un.

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Quand est-ce qu’est prévu le prochain tome ? Vous pouvez en dévoiler un peu ?

F. V. : Il y aura environ un tome par an, donc le tome 2 devrait paraître au printemps 2020. Le scénario est bouclé, Hervé a déjà fait 115 pages, et nous on planche sur le tome 3. Sur ce qu’il va se passer, on peut dire que les choses tendent vers une confrontation – c’est assez évident. Et il y a des personnages importants qui vont disparaître. C’est tout l’intérêt, on n’est pas dans le monde de Oui-oui. C’est prévisible pour certains, pour d’autres, ce sera plus surprenant… comme dans la vie, en fait. Ah, quand, même… ce pouvoir est assez jouissif !

Propos recueillis par Mathieu Péquignot

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Le Dernier Atlas #1le_dernier_atlas_couv
Par Fabien Vehlmann, Gwen De Bonneval, Hervé Tanquerelle et Fred Blanchard.
Dupuis, 232 p., 23,95 €, mars 2019.

Images © Dupuois
Photos © Chloé Vollmer-Lo

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