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Findakly et Trondheim font refleurir les Coquelicots d’Irak

12 septembre 2016 |

trondheim-findakly-c-nicolas-guerinColoriste discrète et efficace, Brigitte Findakly oeuvre sur les albums de son mari, Lewis Trondheim, depuis 20 ans. Mais elle vient de franchir un cap dans la création, en écrivant un album autobiographique touchant, Coquelicots d’Irak. Ou ses souvenirs d’enfance à Mossoul, en Irak, avant l’arrivée au pouvoir de Saddam Hussein, puis ceux de son arrivée en France. Avec un ton tendre, et grâce au dessin de Trondheim, elle décrit des anecdotes cocasses ou des événements terribles, et leurs échos aujourd’hui, à l’heure du terrorisme islamiste et de la dégradation de l’état de santé de son père, Irakien déraciné. Le couple d’auteurs revient pour BoDoï sur la création et le coeur d’un des plus chouettes albums de la rentrée.

Brigitte Findakly, vous avez quitté l’Irak en 1972. Pourquoi avoir attendu si longtemps avant de raconter vos souvenirs dans un livre ?

Brigitte Findakly : Je me souviens qu’il y a 25 ans, quand je travaillais encore à Paris dans l’atelier Nawak, Émile Bravo me relançait de temps en temps pour que je fasse un livre de mes souvenirs d’Irak. Mais je ne comprenais pas pourquoi, je ne voyais pas ce que j’aurais pu raconter… Puis, voilà trois ans, j’ai commencé à ressentir le besoin d’écrire. Car je me rendais compte que je ne retournerai certainement jamais en Irak. Les quelques membres de la famille qui étaient restés là-bas me disaient qu’il n’était plus possible d’y vivre, qu’il ne fallait pas venir les voir. Et ils ont fini par tous s’exiler, dans différents pays du monde. Ce fut le déclencheur, en même temps que la dégradation de l’état de santé de mon père, qui de plus perdait la mémoire.

Comment avez-vous abordé cette écriture ?

coquelicots-dirak_pendusB.F. : J’ai commencé à prendre des notes, puis à écrire, mais je n’étais pas satisfaite, je trouvais qu’il y avait trop de sentiments, tout ce que je ne voulais pas. Je lis beaucoup de bandes dessinées, et je vois tout de suite quand c’est mauvais. Mais de là à réussir à sortir quelque chose… Puis, il y a deux ans, quand les troupes de Daesh sont entrées dans Mossoul, j’ai eu un choc. J’ai ressorti mes photos de l’époque. Lewis m’a dit que ce serait un bon point de départ pour l’écriture. Et au même moment, Le Monde l’a appelé pour lui proposer de faire un strip d’actualité dans sa prochaine application, La Matinale. Pour lui, mon sujet était idéal. Évidemment, Lewis a réussi en une demi-heure à créer un strip que je n’arrivais pas à faire depuis des mois, et c’était parti !

Comment avez-vous travaillé à deux ?

B.F. : Pour chaque strip, je racontais une anecdote à Lewis, il me posait des questions, puis réalisait un découpage avec du texte. Après quelques rectifications, il dessinait et je mettais en couleurs. Ma hantise était de ne pas être claire, de ne pas être comprise, mais Lewis me rassurait en me disant que le lecteur était suffisamment intelligent pour saisir.

Lewis Trondheim : D’emblée, j’ai choisi un système graphique simple, assez semblable à celui utilisé pour Bludzee [strips créés pour lecture sur smartphone]. Avec des personnages ayant un rapport tête/corps presque de 1 pour 1, sans oreille. Pour les décors ou les objets, afin d’être un minimum réaliste, je me suis documenté. J’ai réussi à trouver des photos sur le net, mais à l’époque en Irak, on n’avait pas le droit de photographier en extérieur. Donc j’avais peu de choses sous la main, hormis les photos de famille de Brigitte. J’aime travailler sous contraintes, trouver des solutions pour construire et illustrer une scène sans être redondant avec le texte, qui reste l’élément principal ici.

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Malgré un graphisme minimaliste, vos personnages sont très expressifs.

L.T. : Non, ils ne sont pas si expressifs, c’est le lecteur qui ressent des choses à la lecture des textes ou de l’image qui précède, et qui projette des émotions, des expressions. C’est le fameux « effet Koulechov », cette expérience menée par cinéaste russe autour du montage d’images, qui montre que le spectateur projette des intentions sur le visage d’un acteur pourtant impassible en fonction de l’image qui précède le plan sur le comédien.

Dans l’écriture et la narration, on sent votre patte, Lewis…

coquelicots_dirak_couvL.T. : Bien sûr, j’ai toujours ma tonalité. Mais il y a bien moins de cynisme que dans mes autres BD, car Brigitte insistait sur la tendresse. Il y a aussi beaucoup de pudeur dans ce livre. Par exemple, je m’en suis exclus physiquement, on ne voit pas dessiner. Car cette histoire n’est pas contée de mon point de vue.

B.F. : Mais Lewis est crédité aussi au scénario ! C’est normal qu’on retrouve sa patte ! Il a d’ailleurs retoqué certaines de mes anecdotes qu’il jugeait peu pertinentes.

Le thème de la mémoire est aussi au coeur de Coquelicots d’Irak. Quand avez-vous pris conscience de son importance dans l’écriture?

B.F. : Mon frère et ma mère ont des souvenirs plus complets et précis que moi. Avant de m’atteler au livre, je pensais par exemple que les chrétiens et les musulmans vivaient ensemble sans souci en Irak, à mon époque. Car à la maison, on était chrétiens mais non pratiquants, et on n’évoquait jamais la religion des gens. Mais ma mère m’a appris que si c’était ainsi à Mossoul, c’était bien différent pour nos cousins de Bagdad, qui vivaient avec leur communauté chrétienne sans se mélanger aux musulmans.

Ce sujet religieux a pris une grande place dans votre famille, notamment pour ceux qui ont quitté l’Irak après vous. Vous attendiez-vous à cela ?

B.F. : Je savais que la majorité de ma famille était islamophobe, mais je ne m’attendais pas à une réaction si violente, après les attentats de Paris du 13 novembre, de ma cousine installée depuis longtemps en Nouvelle-Zélande. On ne peut même pas discuter quand on entend des phrases telles que « les musulmans sont mauvais au fond d’eux » et « dans le Coran, il est écrit qu’il tuer tous les non-musulmans »… Et pourtant, ma cousine sait qu’une de mes amies les plus proches est musulmane… J’ai appris ensuite que de nombreux membres de ma famille, qui avaient fini par quitter l’Irak, étaient devenus très pratiquants, voire évangélistes. Cette cousine évoque des événements obscurs de vengeance sanglante entre chrétiens et musulmans dans les années 1960, mais c’est bien plus complexe qu’un conflit religieux…

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Quelle a été la réaction de vos parents et votre famille plus proche, à la lecture du livre ?

B.F. : Ma mère et mon frère sont très heureux. Ma mère a longtemps été très secrète sur cette période. Mais elle a accueilli mon projet avec enthousiasme et je n’ai plus besoin de la relancer pour qu’elle me donne des informations. De manière étonnante, la génération suivante ne retient que les choses tristes de la BD, alors que nous avons bien pris garde à conserver un équilibre entre les anecdotes heureuses et celles plus graves, et d’éviter l’ennui en intercalant les passages plus historiques au milieu de souvenirs plus légers…

coquelicots-dirak_pereL.T. : L’idée était bien de raconter la vraie vie des vrais gens de Mossoul, pas de faire un cours d’histoire. Et en même temps, apprendre des choses aux lecteurs, qui connaissent en général mal l’histoire de ce pays.

Et votre père, qui est très présent dans le livre ?

B.F. : Il a une grande place car c’est lui qui a pris la décision de quitter l’Irak. Un choix qu’il a toujours eu du mal à avaler, d’autant qu’il pensait qu’on ne resterait que trois ou quatre ans en France. À Mossoul, il était un homme discret et un dentiste très respecté, et il appréciait se faire aimer des gens – c’est pourquoi il laissait dire les choses désagréables par ma mère… En France, il n’avait pas le droit d’exercer, alors il a dû travailler pour l’ambassade d’Irak, où il retrouvait des collègues membres du parti Baas, ceux qu’il avait fuis… Il n’avait pas d’amis, pas de statut, et il a toujours été frustré de ne pas pouvoir nous offrir la même vie qu’à Mossoul. Il a fini par retourner en Irak en 1995, lors d’un voyage organisé qui l’a profondément, physiquement choqué : ses proches décédés, un pays bouleversé, en pleine régression… Aujourd’hui, il est très faible et voit de moins en moins. Je lui ai montré le livre, de très près, il n’a rien dit.

Ce premier album en tant que scénariste vous a-t-il donné envie de rééditer l’expérience ?

B.F. : Pourquoi pas, c’est un travail très différent de celui que j’accomplis d’habitude. Imaginer une page, la voir exister à travers des textes puis un dessin. C’est très valorisant. J’ai l’intention d’aller voir les membres de ma famille que je n’ai pas vus depuis longtemps. Si c’est intéressant, j’en ferais peut-être quelque chose, je ne sais pas…

L.T. : De toute façon, c’est moi qui dirai si c’est intéressant !

Propos recueillis par Benjamin Roure

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Coquelicots d’Irak
Par Lewis Trondheim et Brigitte Findakly.
L’Association, 19 €, août 2016.

Images © Findakly/Trondheim – L’Association
Photo © Nicolas Guérin

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