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Les + du blog : DUPUY ET BERBERIAN 3/4

24 novembre 2006 |

Le service militaire n’est plus obligatoire depuis 1996, et c’est bien dommage car il représentait une source d’inspiration jubilatoire pour les écrivains. Suite des souvenirs de Philippe Jaenada illustrés par Dupuy et Berberian.

LE MARIAGE : PLUS ÇA DURE, PLUS C’EST DIFFICILE !

Je vais prendre quelques libertés avec la chronologie (je ne respecte rien, je ne crois en rien, je suis un rebelle, un homme libre, un sauvage) et évoquer rapidement la troisième épreuve : le mariage. Juste quelques mots, vite fait, car je suis encore dedans et ne pourrai donc pas raconter la fin, ce qui est frustrant pour le lecteur si le récit qui précède a été long et palpitant : c’est la queue de poisson (et même avec le petit pain de l’habileté littéraire, ça ne passe pas). Je parlerai de tout ça en temps voulu, juste avant ma mort, ou juste

après mon divorce (si je meurs pendant mon divorce, c’est foutu, je ne pourrai jamais écrire de belles pages poignantes sur le couple, le mariage et l’amour, mais enfin ce serait quand même pas de bol). La cérémonie en elle-même s’est plutôt bien passée (si ce n’est que je me sentais mal à l’aise dans mon costume, comme un orang-outan dans un scaphandre, et que je transpirais abondamment (l’instinct des bambins simplets, on dira ce qu’on voudra, c’est quelque chose), ma femme ne s’est pas enfuie, je l’ai embrassée à la Casanova, à la manière des forts, la foule des spectateurs vibrait d’émotion (« Il est bien, son mari, hein ? »), mais c’est maintenant que c’est pénible, que c’est laborieux (s’il y avait une foule de spectateurs chez nous aujourd’hui, ils seraient affligés), et ce qui est terrible avec le mariage, avec le couple et l’amour, c’est que plus ça dure, plus c’est difficile (contrairement à la menuiserie, à la conduite automobile ou au jonglage, par exemple, où l’expérience est utile et l’habitude bénéfique). Bref, attendons la veille de la mort, rien ne sert de s’étendre là-dessus pour le moment, il n’y a pas de quoi faire le malin.

Entre la première épreuve, passée sans combattre, et la troisième, exactement l’inverse, la deuxième fait figure d’épreuve parfaite : combat, issue, tout y est. Alors bien sûr, le service militaire, ce n’est pas le sujet qui est sur toutes les lèvres, en 2006. Ça a un je-ne-sais-quoi de désuet, d’éteint, comme si ça n’existait plus. Mais il faut accorder trop d’importance au décor, aux détails (uniformes, sacs à dos remplis de cailloux, types aux cheveux très courts, fusils), pour croire que ça n’existe plus. C’est tous les jours, partout, le service militaire.
Et puis en ce qui me concerne, c’était ma première véritable révolte (j’étais maniable et appliqué à l’école, je n’ai jamais envoyé mes parents au diable, je ne me suis pas battu contre les demeurés hargneux du lycée), mon premier acte de résistance. Et c’est important, la résistance. C’est ce qui fait qu’on devient un homme (ou une femme) – et qu’on le reste (si on n’oublie pas, ensuite, de se rendre compte que le service militaire, attention, c’est tous les jours, partout). C’est la preuve qu’on regarde autour de soi, qu’on étudie, qu’on choisit, qu’on décide de ne pas se laisser faire (par la force sournoise qui veut nous maintenir tous sur le même parcours, à peu près, en troupeau jusqu’à l’étable, en cortège jusqu’au cimetière (je ne sais pas qui l’exerce, cette force, je préfère ne pas y réfléchir, ça déconcentre – ce qui compte, c’est que ce soit une force).
Bien sûr, il y a d’autres choses qui contribuent à ce qu’on devienne un homme, ou une femme : le sexe, par exemple, le premier mélange, nu, avec une femme, ou un homme. C’est très bien, ça, c’est très agréable. Mais ce n’est pas de la résistance (au contraire). Il y a des gens qui baisent comme des dingues toute leur vie et qui se font rouler dans la farine du début à la fin. Ils avancent, continuent, ne tournent pas la tête (sauf si un cul passe – cela dit, ça vaut le coup d’œil) et donc ne s’aperçoivent pas que de grands types au regard dur les domptent et les guident à distance (par télépathie). Toute leur vie, ils travaillent, courent dans les marécages en râlant, ils font des pompes, ils baisent (c’est bien, ça), ils cirent leurs godillots, mettent des cailloux dans leur sac et se demandent si ça va s’arrêter un jour. C’est très important, la résistance.
À dix-huit ans, naturellement, j’ai demandé le report de mon incorporation. Je ne me sentais pas prêt à affronter ma deuxième épreuve, j’étais trop jeune, encore un enfant pour ainsi dire, un pâtre au corps tendre – j’avais déjà couché avec des filles, dont une vieille, mais question lutte ça ne sert à rien, et surtout ça ne procure aucune des armes nécessaires au combat contre les militaires. Les militaires n’ont rien à voir avec les femmes, et d’autre part sont autrement plus concrets et robustes que Dieu, ils donnent clairement des ordres et ne veulent rien entendre quand on les supplie.
Jouer au basket et sortir le samedi soir, picoler et regarder sous les jupes, ça oui, c’étaient mes passions, mes centres d’intérêt, mes objectifs. Me faire maltraiter par des malabars sans pitié, non. Aussi, pour gagner du temps, je me suis lancé dans les études (je savais que je ne me sentirais, quoi qu’il en soit, jamais prêt à affronter ma deuxième épreuve, mais mieux vaut tard que tout de suite). C’est bien, les études, ça énerve les malabars mais ils ne peuvent rien faire : ils piaffent, ils enragent. Ce n’est bien que pour ça, d’ailleurs, parce que les deux ans de Maths/Physique, il faut se les taper, c’est pas drôle (n’étant pas encore très porté sur la résistance, je me les suis tapés, docile et tête en l’air, jusqu’au bout). Et quand ça se termine, on ne peut même pas se réjouir, car ça y est, un rictus hideux déforme le visage massif et bécasse des malabars : c’est l’heure.

Prochain extrait : LE GRINGALET EN TONGS VS MIKE TYSON

Extrait de Les Brutes de Jaenada, illustré par Dupuy et Berbérian, éditions Scali, 18 euros.
© Dupuy et Berbérian, Scali.

Et voir les autres dossiers : 1/4, 2/4, 4/4

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