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Les + du blog : DUPUY ET BERBERIAN 4/4

27 novembre 2006 |

Le service militaire n’est plus obligatoire depuis 1996, et c’est bien dommage car il représentait une source d’inspiration jubilatoire pour les écrivains. Fin des souvenirs de Philippe Jaenada illustrés par Dupuy et Berberian.

GRINGALET EN TONGS VS MIKE TYSON

J’ai reçu ma convocation un vendredi matin, une journée d’été magnifique, ce genre de journée où on se dit que tout est possible sous le soleil, que tout est ouvert comme le ciel, qu’on a la vie devant soi, large, belle, simple, et tout loisir d’en profiter, mais finalement non. C’était l’heure. Finie la rigolade : deuxième épreuve ! Le 16 octobre 1984, j’étais attendu à Blois. Par des types obtus que je ne connaissais pas et qui, après m’avoir observé sous toutes les coutures pendant trois jours, retourné, palpé, jaugé, sondé, qu’est-ce qu’on en fait, décideraient en grognant si je devais aller passer un an enfermé dans une caserne en Allemagne à me faire asservir par mes chefs sadiques et tabasser par mes camarades de chambrée sans cervelle, ou bien un an dans une caserne en Lorraine, enfermé, à me faire rudoyer par mes chefs sans cervelle et rabaisser en permanence par mes camarades sadiques.


Moi ? Non. Je n’avais pas envie. Je ne voulais pas. Je les voyais à l’horizon (un horizon misérablement proche), les jaugeurs, les palpeurs au crâne rasé, tous regroupés dans le 16 octobre, à m’attendre les mains sur les hanches. Je ne pouvais pas. Impossible. J’avais plein d’autres choses à faire. Laissez-moi tranquille, partez, évaporez-vous de ce 16 octobre. Je n’ai pas grand-chose d’autre à faire, pour être honnête, pas d’études à poursuivre, vous voyez, je suis honnête, pas d’avenir à bâtir, pas de famille à soutenir, pas de grand amour sur le feu, qu’un an de séparation briserait sans doute (et quoi de plus triste qu’un amour brisé ? – la question ne se pose pas vraiment dans la situation qui nous intéresse, puisque je ne suis amoureux de personne en ce moment, malheureusement, je couche juste avec des filles de temps en temps, mais c’est pour le principe (cela dit, qui sait si, même pour le principe, les militaires n’en ont pas rien à cirer, des amours brisées ?), je ne joue même plus au basket (ça, tout de même, c’est important pour les militaires, non, le sport ? – enfin, de toute façon je n’en fais plus, donc n’en parlons pas), je pourrais très bien aller passer un an enfermé dans une caserne à me faire rudoyer, si je voulais – mais justement, je ne veux pas. Et c’est justement parce que je n’ai rien de spécial à faire dans l’année qui vient. Si, justement. Il faut en profiter pour se promener encore un peu, picoler et regarder sous les jupes. Parce que même si je débute dans l’existence, pour ainsi dire, même si je n’y connais encore quasiment rien, je pressens que, si ça se trouve, c’est pas tous les ans qu’on n’a rien de spécial à faire. Alors vraiment, ça tombe mal.
Jamais trois mois ne sont passés aussi vite. J’ai à peine eu le temps de lire deux fois la convocation catastrophique, de demander autour de moi quels étaient les moyens habiles de se faire réformer (« Il y en a, mais il faut faire très attention : si tu fais le fou, ils t’envoient quelques semaines dans un hôpital psychiatrique de l’armée où tu vivras la pire expérience de ta vie, tu ne t’en remettras jamais ; si tu expliques que tu es nul en pompes et très lent à la course parce que tu es faible depuis tout petit, phtisique, bien sûr que ça existe encore, et que ton milieu naturel c’est le sanatorium, ils vont vite se rendre compte que ce n’est pas vrai, grâce à leurs tests diaboliques, et t’en feront baver plus que n’importe qui pour t’apprendre ce qu’on fait aux menteurs ; si tu dis que tu es asocial, pacifiste ou homosexuel, au contraire ça les excite et tu serviras de chair fraîche à la caserne » – bon, d’accord, mais sinon, pour ce qui est des moyens habiles ?), j’ai à peine eu le temps de tourner trois fois sur moi-même, de noter trois pauvres idées vouées à l’échec et tout à coup le 16 octobre, c’était dans moins d’une semaine.

Donc, il n’existait, à en croire la sagesse populaire, aucun moyen habile de se faire réformer à coup sûr, et je ne voulais pas prendre le risque de tenter les moyens peu habiles, car même s’il n’y avait qu’une chance sur deux pour que je me retrouve en hôpital psychiatrique médiéval ou par exemple une sur trois pour que des malveillants déchaînés m’utilisent comme chair fraîche, je n’avais pas envie de jouer avec le hasard. Et pourtant, pourtant, je le savais, il était impossible que je fasse mon service militaire. Le 16 octobre, du moins le 18, ils n’allaient pas me dire : « Bon, maintenant tu mets ton uniforme et tu pars en Allemagne. » Ça clochait, ça ne collait pas avec le mouvement de l’Histoire. Sûrement pas. Jamais. Ils ne m’auraient pas. Mais pour l’instant, je ne pouvais que me répéter : « Ils ne m’auront pas, ils ne m’auront pas », sans le moindre atout dans mes poches ni mes manches pour faire pencher la balance de mon côté, pour sortir vainqueur de cette première tentative de résistance. Comme un gringalet en tongs qui monterait sur un ring face à Mike Tyson et se répéterait : « Il ne peut rien contre moi, il ne peut rien contre moi. »

FIN

Extrait de Les Brutes de Jaenada, illustré par Dupuy et Berberian, éditions Scali, 18 euros.
© Dupuy et Berbérian, Scali.

Et voir les autres dossiers : 1/4, 2/4, 3/4

Commentaires

  1. Cette interview de Philippe Jaenada vous intéressera peut-être:

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