Kroma
Au milieu de la jungle, le dernier bastion dans lequel s’est réfugiée l’humanité est une ville entièrement enduite (habitants compris) d’argile claire, la bien nommée Cité Pâle. Une existence en noir et blanc question de survie : au-delà des remparts pullulent des lézards géants prédateurs qui ne voient que les couleurs. Entre les murs, la civilisation terrifiée a régressé à l’état d’autocratie primitive, régie par des règles strictes et des rituels barbares. Le jeune Zet commence à avoir des doutes sur le soi-disant monstre humanoïde retenu prisonnier, régulièrement passé à tabac par toute la ville pour oser arborer des yeux colorés. Le souffre-douleur aux yeux vairon, l’un bleu comme le ciel, l’autre vert comme la forêt, n’est en fait qu’une malheureuse gamine du nom de Kroma. Zet va tenter de la faire évader.
Superbe idée de coloriste, cette saga aux contrastes éblouissants aurait pu n’être qu’une sublime expérimentation visuelle. Mais Lorenzo de Felici, collaborateur sur la très réussie Oblivion Song de Robert Kirkman (The Walking Dead) et qui a beaucoup appris auprès du scénariste américain, y révèle de remarquables qualités de world building. Tout ici fait sens narrativement et chaque trouvaille graphique fait avancer l’histoire et grandir son héroïne, à l’image du langage propre aux sauriens basé sur la teinte de leur gorge qu’elle ne tarde pas à maîtriser.
À mesure que Kroma, d’abord rétive, s’ouvre à la polychromie, c’est par la beauté du monde et par son champ des possibles infini qu’elle se laisse gagner. À l’ascétisme castrateur et mortifère des adultes de la Cité Pâle imposé au nom de la sécurité, elle répond par une exubérance libératrice. Refuser de vouloir tout voir en noir ou blanc, se défier de l’enfermement volontaire pour encourager au contraire à sortir de sa zone de confort est une belle morale à faire entendre à un public le plus large possible.
C’était l’intention de départ de l’auteur qui destinait cette histoire à la cible jeunesse. Au fil des aléas éditoriaux, il a fini par adopter un traitement plus réaliste. Son message n’en est asséné qu’avec plus de radicalité : Lorenzo de Felici mesure pleinement l’impact visuel d’une gerbe de sang et ne se prive pas d’en faire usage pour souligner son propos. Violence qui réservera Kroma aux grands ados et à leurs parents et c’est bien la seule réserve que l’on émettra à l’encontre de ce remarquable album.
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