Dans les rues du Lausanne, en Suisse, tout le monde ou presque connaît Paulin. C’est un jeune homme doux et affable, qui ne vit que pour sa passion : les trolley-bus. Il connaît les lignes par coeur, leur fonctionnement, les habitudes des chauffeurs. À tel point qu’il s’est fabriqué son trolley-bus à lui, un chariot décoré avec même une machine à tickets ! Et il arpente les trottoirs comme des lignes imaginaires, en jouant au conducteur, en discutant avec le voisinage, en faisant rire les enfants. Un type original, ce Paulin, heureux dans son monde. Mais un riverain mal à l’aise dénonce cet énergumène aux autorités, qui l’internent en hôpital psychiatrique…

Inspiré du vrai Martial Richoz, figure bien connue du Lausanne des années 1980 et dont quelques-uns des chariots-trolley-bus ont été conservés par le musée d’art brut de la ville, cet album interroge la notion de normalité dans la société contemporaine. Le scénario de Sophie Adriansen (Outre-mères) se déroule judicieusement au rythme de la chanson de Pierre Vassiliu Qui c’est celui-là?, et montre comment un enfant rêveur et solitaire se mue en adulte tout aussi rêveur et apprécié de tous, par sa simplicité, son naturel et son côté inoffensif. Paulin sait qu’il ne vit pas comme les autres, mais explique que c’est pour se protéger de la tristesse que lui inspire le monde qu’il se réfugie dans son trolley-bus imaginaire. Pourquoi l’en empêcher ? Qu’est-ce qui met en péril la société et ses concitoyens de le voir circuler dans le quartier, joyeux et amical ? Voilà les questions qui émanent de ce récit, et poussent à une réflexion large, autour du cadre social et juridique, de la prise en charge du handicap et des maladies mentales, du sort des aidants… Mais aussi, et surtout, de la fragilité d’un monde qui ne supporte pas la marge et a peur pour sa propre survie quand ses éléments virevoltent trop librement. Un beau sujet philosophique, traité avec la légèreté adéquate, et qui confirme aussi le talent de narrateur et de dessinateur d’Arnaud Nebbache. Après le remarqué Brancusi contre États-Unis, sa gestion des masses colorées, ses cadrages subtils et la fluidité de ses formes impressionnent, sans esbroufe et avec pas mal d’émotions.