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Emmanuel Lepage troublé par la beauté de Tchernobyl

29 octobre 2012 |

lepage_tchernobyl_introMalgré les mises en garde de sa famille et de ses amis, inquiets de le savoir exposé à de trop hautes radiations, Emmanuel Lepage a passé en 2008 quinze jours en résidence artistique à Volodarka, près de Tchernobyl. Une expérience extrême et troublante, qui l’entraîne à dessiner dans la « zone interdite », au rythme des bips du dosimètre – l’appareil qui mesure le taux de contamination. L’auteur de Muchacho ou Voyage aux îles de la Désolation (tout juste distingué au festival Quai des bulles de Saint-Malo) raconte ce séjour particulier dans Un printemps à Tchernobyl, un livre plus personnel que ses précédents.

MEP_PRINTEMPS_TCHERNOBYL.qxd:Mise en page 1Dans quel but êtes-vous parti à Tchernobyl ?
Je voulais réaliser un carnet de croquis avec mon collègue Gildas Chasseboeuf, et le faire publier par l’association Les Dessin’acteurs – que Dominique Lidwine a créée et à laquelle nous appartenons tous deux. Cela a d’ailleurs été fait, les droits ont été donnés aux enfants de Tchernobyl, afin qu’ils puissent aller respirer un peu d’air pur, hors de la zone.

Comment avez-vous réagi quand cette proposition vous a été faite ?
J’ai tout de suite accepté, ce qui a surpris Dominique. Sur le moment, l’excitation a pris le pas sur la raison et le risque potentiel. L’idée de me confronter au réel par le dessin, de raconter une catastrophe en images, était très attirante. Et puis c’était une action collective, à l’opposé de mon quotidien, où je suis isolé à ma table à dessin.

MEP_PRINTEMPS_TCHERNOBYL.qxd:Mise en page 1Vous considérez-vous comme un auteur engagé ?
Non, pas du tout. Je ne suis pas un militant, je n’occupe pas de sites, je ne manifeste pas. La complexité du monde fait que je n’arrive pas à m’engager totalement dans une direction. Mon seul acte de ce genre fut, il y a quinze ans, de refuser un dessin en faveur du nucléaire ! Mais, cette fois, je me suis soudain senti impliqué, investi d’une mission. Les gens du coin [Emmanuel Lepage et les Dessin’acteurs sont basés en Bretagne] nous ont aidés en donnant de l’argent, les coopératives bios ont fourni de la nourriture – il nous a fallu amener de quoi manger, car les aliments sont contaminés là-bas. Nous étions les derniers maillons d’une belle chaîne.

N’avez-vous pas subi de pressions familiales et amicales, avant de partir ?
Oui, bien sûr. Ma mère m’a demandé de penser à mes enfants, affirmant qu’elle ne voulait pas les voir grandir sans père. Mon frère m’a averti du danger des radiations. J’ai surtout réalisé la profondeur de leur inquiétude à mon retour : mon fils et ma fille m’ont demandé si, à Tchernobyl, j’avais vu leur grand-père, qui est décédé. Pour eux, c’est comme si j’étais allé au pays des morts !

Vous êtes malgré tout parti…
L’idée de ne pas y aller ne m’a pas effleuré. Le désir de découverte était plus fort. Et puis j’ai toujours fonctionné ainsi : je me suis mis à voyager parce que j’avais peur de quitter ma ville ; j’ai fait du théâtre car je craignais de parler en public… Par ailleurs, je me sentais tellement mal que j’avais besoin d’un défi pour reprendre confiance en moi.

MEP_PRINTEMPS_TCHERNOBYL.qxd:Mise en page 1Que vous est-il arrivé à cette période ?
Quelques mois après avoir accepté ce voyage, en plein festival festival d’ Angoulême, j’ai soudainement été empêché de dessiner. J’étais en dédicace, et ma main s’est mise à me faire souffrir. C’était la crampe de l’écrivain… J’ai vu tous les spécialistes et thérapeutes imaginables, sans succès.

Pourquoi choisir de raconter ce handicap ?
J’ai mis du temps à me convaincre qu’il fallait l’aborder. Cela m’amenait vers un récit plus intime. Et, surtout, cela pouvait créer un décalage indécent avec cette catastrophe mondiale que fut Tchernobyl.

Ce problème physique semble pourtant se dissoudre au fil des pages.
Oui, il disparaît en cours de route. Soudain, je l’oublie. Ma façon de dessiner change : je suis debout ou sur un siège pliant, je dois travailler vite avec des outils plus souples, des fusains, des craies.  Je ne suis toutefois pas guéri : mon nerf est irrémédiablement altéré, je ne peux plus manier la plume.

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De quelle façon vous êtes-vous préparé au voyage ?
Je me documente généralement peu avant de partir, pour ne pas être influencé. Comme je le raconte dans l’album, j’ai toutefois lu dans le train La Supplication de Svetlana Alexievitch [qui détaille de manière brutale les conséquences directes sur les humains de l’explosion de la centrale]. J’ai d’ailleurs choisi de me débarrasser de tous les a priori que l’on peut avoir sur l’événement dans les quinze premières pages d’Un printemps à Tchernobyl. Cela m’a permis d’évacuer l’horreur et les fantasmes de chacun.

MEP_PRINTEMPS_TCHERNOBYL.qxd:Mise en page 1Quel a été votre première impression de la « zone » et de la centrale ?
Je me souviens que nous étions partis très tôt, avec l’aide d’une agence spécialisée dans le tourisme de catastrophe. Il faisait un temps de chien, la pluie tombait, l’ambiance était crépusculaire. Je traduis cela dans les 80 premières pages du livre : tout est sombre, noir, c’est presque la fin du monde. Je m’attendais au début à ce que tout soit à l’avenant. Mais, après cette première journée, il s’est passé quelque chose : il a commencé à faire beau. Les arbres étaient en fleurs, l’herbe bien grasse et verte. Le printemps éclatait, les biches semblaient en pleine forme. Je me suis mis à dessiner illégalement dans la forêt, en pleine zone, avec un masque, des gants et des sacs plastique aux pieds. Et j’ai utilisé la couleur.

Qu’avez-vous alors ressenti ?
J’étais très troublé, face à une situation vertigineuse : mes sens captaient la beauté, mais le compteur de mon dosimètre me signalait que l’endroit était sale. Comme si mon radar intérieur ne fonctionnait plus du tout… Je me sentais comme un cosmonaute ou un martien dans un magnifique paysage, j’avais interdiction de frotter les feuilles, de m’asseoir par terre. Je me suis trouvé face à un dilemme : pouvais-je décemment dire que Tchernobyl est beau ? Ramener des images de forêts verdoyantes et d’enfants qui jouent, sans éprouver de culpabilité ? Le sol se dérobait sous mes pieds. Je suis revenu sans réponses, et avec le sentiment de ne pas avoir fait le boulot qu’on attendait de moi – dénoncer le nucléaire.

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Sur place, de quelle façon avez-vous procédé ?
Je n’ai quasiment pas pris de photos, car je pensais que nous n’aurions pas d’électricité et n’avais donc pas apporté mon appareil numérique. J’avais un argentique, et quelques pellicules que j’ai très vite utilisées. J’ai fait beaucoup de croquis, ce qui me poussait à penser plus vite, à aller à l’essentiel. Réussir le dessin devient alors secondaire : l’important, c’est ce qu’on apprend en le faisant.

Avez-vous fait un bilan de santé à votre retour ?
Oui, et mon degré de contamination interne est resté inchangé.

MEP_PRINTEMPS_TCHERNOBYL.qxd:Mise en page 1Une fois un carnet de voyage publié aux Dessin’acteurs, pourquoi avoir tiré un autre livre de cette expérience ?
Les croquis étaient factuels, répondaient à une commande. Mais je me sentais frustré, car ils n’évoquaient pas l’avant et l’après. J’ai eu envie de raconter mon cheminement, mes attentes, les mises en garde des autres… Je voulais évoquer des choses intérieures et inavouables. Comme ce désir de me confronter à la mort, pour voir. Pourtant, au départ, j’ai voulu imaginer une fiction autour d’un accident nucléaire en France. J’avais écrit le scénario et dessiné cinq pages quand le drame de Fukushima eut lieu. Soudain, le réel dépassait tout ce que j’avais projeté. Trois semaines après l’accident, Sarkozy allait vendre l’EPR [réacteur pressurisé européen] aux Japonais et confortait la stratégie nucléaire française. Alors que moi, j’avais inventé un monde où les forêts d’éoliennes avaient leur place… J’ai tout arrêté, et je me suis convaincu que je devais raconter mon vécu. J’ai adopté la forme de Voyage aux îles de la Désolation : un mélange de BD, de croquis et de grandes illustrations.

Quels choix graphiques avez-vous faits ?
Comme j’avais beaucoup de mal à encrer, j’ai travaillé au crayon, adopté le lavis et des tons sépias au début. La couleur arrive petit à petit, d’abord le jaune et rouge du logo nucléaire, puis le vert, le bleu…

Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
J’ai beaucoup tâtonné au début, j’ai même redécoupé mon histoire au ciseau après des remarques de mon éditeur, Claude Gendrot. J’étais trop général, je n’osais pas développer ma pensée, mon ressenti. J’ai dû enlever les couches, comme un oignon qu’on pèle. Comme je ne suis ni un historien ni un scientifique, je ne pouvais finalement que raconter ma vision personnelle…

Quels sont vos projets ?
Je pars dans quelques semaines en Antarctique. Le directeur de l’Institut polaire français m’a proposé, ainsi qu’à mon frère photographe, de partir trois mois. Nous allons servir de chauffeurs d’autochenilles jusqu’à la station Concordia. Incroyable, pour moi qui n’ai jamais ouvert le capot d’une bagnole ni poussé de tondeuse à gazon… Je suis très excité d’être un acteur et plus seulement un témoin. D’ailleurs, c’est tellement formidable que je n’arrive pas à y croire ! Je vais tirer de l’aventure un livre, mêlant dessins et photos. Ensuite, j’aimerais revenir à la fiction. Mais on verra bien, je me laisse porter par les éléments…

Propos recueillis par Laurence Le Saux

MEP_PRINTEMPS_TCHERNOBYL.qxd:Mise en page 1

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Un printemps à Tchernobyl
Par Emmanuel Lepage.
Futuropolis, 24,50€, le 4 octobre 2012.

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Les Fleurs de Tchernobyl
Par Emmanuel Lepage et Gildas Chasseboeuf.
La Boîte à bulles, 17€, octobre 2012.

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Images © Futuropolis.

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Commentaires

  1. luxsword

    C’est Gildas, et pas Gilbert Chasseboeuf. Je viens de lire ce très beau livre qu’on m’a offert. Pas déçue du tout, c’est à la hauteur du précédent (Voyage aux îles de la Désolation) que j’avais adoré.
    A part ça, le livre d’aquarelles des deux dessinateurs, Lepage et Chasseboeuf, « Les fleurs de Tchernobyl : Carnet de voyage en terre irradié  » , a été réédité, c’est un chouette compagnon à celui-ci.

  2. C’est corrigé, merci de votre vigilance.

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