Crime, mensonge et cinéma : le combo gagnant de Thibault Vermot et Alex W. Inker

En haut, Alex W. Inker – Photo © Columbia Global Paric Center. En bas, Thibault Vermot – Photo © Gwenola Lorsignol
Ils étaient faits pour travailler ensemble. Alors que le dessinateur Alex W. Inker avait déjà magistralement adapté le roman Colorado Train de Thibault Vermot, les deux hommes se sont associés pour créer l’une des bandes dessinées les plus remarquables de l’année. Krimi, publiée dans un grand format majestueux chez Sarbacane, et récemment exposée à BD à Bastia, raconte comment le cinéaste Fritz Lang a imaginé et tourné son chef d’oeuvre M le maudit en 1930. Un film qui met en scène un tueur d’enfants insaisissable, dans une ville en proie à la paranoïa, où se confrontent la police et la pègre. Les deux auteurs reviennent pour BoDoï sur cette plongée, pleine de faux-semblants, dans un triple contexte historique : l’avènement du cinéma parlant, l’explosion de la criminalité urbaine et la montée du nazisme en Allemagne.
Comment vous êtes-vous retrouvés sur la création de cet album, à la fois hommage à un mythe du 7e art et réflexion sur le crime?
Thibault Vermot : Avec Alex, nous avons la même culture et la même sous-culture. Et la même forme d’érudition sur pas mal de sujets. On se ressemble pas mal, en fait ! Depuis Un travail comme un autre, je lui reconnais une maestria particulière pour adapter et surtout s’approprier des oeuvres littéraires. Comme il l’a fait pour mon Colorado Train. L’envie de travailler ensemble est venue naturellement. J’avais abordé Fritz Lang une première fois, à l’occasion d’une monographie sur M le maudit, pour un colloque universitaire, alors que je travaillais sur le thème du fantastique dans la ville, mais en littérature. Ce film est d’une modernité hallucinante pour son époque, d’autant que ce n’est que le premier film parlant de Lang ! De là m’est venue l’idée d’un texte qui raconterait comment Fritz Lang est arrivé à tourner ce long métrage.
Alex W. Inker : J’avais la crainte d’un scénario de bande dessinée documentaire ou d’une biographie classique de Fritz Lang… Je n’avais pas envie de ça. Mais très vite, derrière les anecdotes de tournages fameuses, j’ai découvert autre chose. Thibault avait choisi de construire une histoire crédible, mais non vérifiable. Ça devenait une BD sur le mensonge, et ça, ça m’intéressait.
T.V. : Je me suis notamment appuyé sur l’interview de Fritz Lang par William Friedkin, de 1974. Il y raconte de nombreux événements de sa vie, comment il a été invité à visiter des scènes de crime par un policier en Allemagne, comment il a fui aux États-Unis… Mais quand on commence à creuser, dans d’autres entretiens et documents, on se rend compte qu’il y a bien trois ou quatre versions de cette « vérité »… Fritz Lang romançait sa vie. Il était déjà un personnage romanesque, mais il s’est ingénié à faire de lui-même un mythe. Dès lors, dans mon scénario, la moitié est effectivement crédible, mais invérifiable !
Alex, c’est la première fois que vous travaillez avec un scénariste, et Thibault, c’est votre première incursion en BD. Comment cela s’est-il passé ?
A.W.I. : J’ai fait très attention à respecter le scénario de Thibault, qui était une sorte de petit roman de 100 pages, mais il fallait que je change parfois les dynamiques, les décors, afin d’insuffler un vrai rythme BD. L’écueil à éviter était aussi de ne pas faire du cinéma en bande dessinée ! J’ai simplement choisi de recopier parfois des photogrammes de films, comme des citations directes aux oeuvres, un peu à la manière de Simon Roussin dans Le Bandit au colt d’or… J’ai aussi cherché différentes manières de sculpter le temps, comme ce que réussit Chris Ware sur l’espace de ses doubles-pages…
T.V. : Alex a un talent unique pour le découpage. Il a réussi à découper et rythmer mon texte en deux semaines ! Désormais, je pense que je saurais écrire un scénario de bande dessinée. Mais peut-être que, pour un prochain projet, Alex préférerait que je demeure sur un format roman !
Vous jouez avec le vrai, le faux et le vraisemblable. Notamment en imaginant le personnage du commissaire Lohmann, qui est l’enquêteur dans le film M le maudit. Pourquoi ce clin d’oeil?
T.V. : Cette idée est venue de l’interview de Friedkin, dans laquelle Lang lui raconte qu’il a vu des scènes de crime. On peut imaginer qu’un policier lui aurait fait faire à l’époque le tour du Berlin criminel, dans l’objectif de le convaincre de tourner des films policiers pour que les tueurs aillent au cinéma exorciser leurs pulsions de meurtre. Ou tout simplement des films captivants pour que les gens aillent au cinéma le soir au lieu de traîner dehors ! Ces réflexions existaient réellement à l’époque. La police testait aussi différentes théories pour lutter contre la criminalité. Le recours à des voyantes, comme on le montre dans l’album, est véridique. Officieusement, Lohmann veut résoudre l’affaire de la mort de la femme de Fritz Lang, classée en suicide. Il veut le connaître mieux pour le confronter et le faire avouer. Parallèlement, il est obsédé par l’affaire de sa vie, celle du tueur en série surnommé le « Vampire de Dusseldorf », de laquelle il sera évincé en raison de sa judéité.
Comment mettre en images ces séquences morbides parfois très crues ?
A.W.I. : J’ai été assez marqué par l’affaire Vivès et toutes les accusations souvent justifiées de « male gaze » envers la bande dessinée. Alors, comme on me connaît pour avoir un style de dessin, disons, assez séduisant, je me suis questionné sur la manière de représenter un viol, un féminicide… Je suis allé chercher dans la peinture, la gravure, et même le théâtre d’ombres, et j’ai notamment découvert des images de Gerd Arntz qui m’ont inspiré.
Graphiquement, Krimi évoque, par son côté brumeux, le cinéma de l’époque, ainsi que le développement urbain. Quelle technique avez-vous utilisée ?
A.W.I. : La bande dessinée permet de changer de registre d’images d’une séquence à l’autre. J’avais ainsi été impressionné par le travail de Valentine Cuny-Le Callet, dans Perpendiculaire au soleil : on peut associer deux techniques très différentes et ça peut fonctionner. Désormais, le lectorat BD est prêt à ces expérimentations. Le côté vibrant de la lumière projeté dans les salles de cinéma m’attirait. J’ai cherché un procédé qui pourrait l’évoquer sur papier. J’ai fini par trouver le rendu que je voulais : sur mon encrage, j’ai passé du fusain, puis j’ai fait apparaître la lumière avec une gomme. Ça m’a pris un peu de temps, j’ai même dû recommencer un certain nombre de planches du début qui n’étaient pas réalisées ainsi ! Ce temps gagné, je le dois au fait de travailler avec un scénariste !
T.V. : La ville est un des personnages de l’histoire, et c’était encore plus manifeste dans mon roman d’origine. J’y développais la thèse selon laquelle la grande ville, aussi labyrinthique qu’un cerveau humain, conditionne la naissance et la propagation du crime. Le Metropolis de Lang hantait mon premier script, et Alex s’en est inspiré, en allant voir à Berlin la maquette de Metropolis qu’il a étudiée sous toutes les coutures.
A.W.I. : Il faut aussi rappeler que le titre d’origine de M le maudit était Une ville recherche son meurtrier !
La montée du nazisme est évoquée par petites touches, par des réflexions de personnages ou des actions en fond de case. Jusqu’à la fin avec la confrontation entre Fritz Lang et Joseph Goebbels. Comment avez-vous abordé ce contexte historique ?
T.V. : Nous n’avons abordé la montée du nazisme que par petites touches, car jusqu’en 1933, Fritz Lang ne s’était pas senti concerné par elle. Nous avons repris l’histoire de l’entrevue avec Goebbels, narrée par Lang à Friedkin, où le chef de la propagande lui propose de devenir cinéaste officiel du régime, lui qui est pourtant d’origine juive. Il refuse et part aux États-Unis dans la foulée. Cette anecdote est sans doute vraie, même si une autre version raconte qu’il aurait quitté l’Allemagne trop jaloux du nouvel amant de sa scénariste Thea von Arbou !
A.W.I. : Chez Thibault, il y a souvent cette figure du croquemitaine qui hante ses textes… Serait-ce Goebels ici ? Pour le dessiner, lors de cette entrevue où il propose à Fritz Lang de devenir le cinéaste officiel du IIIe Reich, je l’ai dessiné un peu comme un vampire, entre le personnage bizarre de Lost Highway et le révérend américain Kenneth Copeland…
La couverture est d’une composition très originale. Comment l’avez-vous imaginée ?
J’aime l’idée d’une couverture assez conceptuelle. On y voit le commissaire Lohmann, Fritz Lang derrière son journal dans un coin, la petite fille au ballon de M le maudit, au sein d’une foule qui avance vers on ne sait quoi. Au fond, c’est l’architecture des bâtiments du film Metropolis. Il y a quelque chose d’artificiel dans cette image, mais on peut y lire que la ville est un décor en même temps qu’un personnage de cette histoire. On revient à cette idée d’une fable sur le mensonge, sur les images qu’on peut manipuler, etc. Une fable qui entre en résonance, évidemment, avec des problématiques très actuelles.
Propos recueillis par Benjamin Roure
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Krimi.
Par Thibault Vermot et Alex W. Inker.
Sarbacane, 280 p., 35 €, avril 2025.
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