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BoDoï, explorateur de bandes dessinées – Infos BD, comics, mangas | June 12, 2025















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Edmond Baudoin : « Le peuple syrien est toujours dans la même situation. Sans rien. »

13 mai 2025 |

edmond-baudoin-syrie-photo-BodoiEn janvier dernier, Gallimard publiait Syrie : des pierres et de la vie, le dernier ouvrage d’Edmond Baudoin, coécrit avec Vincent Gelot, responsable en Syrie de la Fondation L’Œuvre d’Orient, ONG qui lutte contre la pauvreté et l’exclusion dans le monde. Ensemble, ils ont parcouru le pays de Damas à Alep, à la rencontre des communautés chrétiennes, dans un pays marqué par plus d’une décennie de guerre et de départs massifs. Si, en 2023 lors de ce voyage, le régime de Bachar el-Assad semblait avoir repris le contrôle du territoire, la pauvreté et le désespoir rythmaient encore le quotidien de millions de Syriens que le monde semblait avoir oubliés. Pour leur redonner une voix, Baudoin a rencontré des dizaines d’entre eux, dressé leurs portraits et partagé un peu de leur vie. Il confie ses souvenirs et impressions à BoDoï, ainsi que sa vision de l’avenir.

Depuis le 8 décembre, date de la chute de Bachar el-Assad, la Syrie est devenue un sujet récurrent, et sensible, de notre actualité. Gardez-vous toujours un œil sur l’évolution des événements et un contact avec les personnes rencontrées la-bas ?

Bien sûr, je suis toujours en communication avec Vincent Gelot qui, lui, vit entre le Liban et la Syrie. Il me donne des nouvelles des gens qu’on a rencontrés et de la population en général. Notre livre parle du peuple et de sa souffrance pour vivre sous l’emprise de Bachar Al Assad. Mais aujourd’hui, ce dictateur est parti. Et le peuple ? Il est toujours dans la même situation. « Il y a plus de barrages sur les routes », c’est la seule chose que Vincent m’a dite, puisque l’électricité n’est pas revenue. Le pain, il n’y en a pas plus. Dans les médias, on parle plus des milices et de leur direction, mais le peuple, lui, est toujours comme en 2023 quand on y est allé. Si ce n’est qu’il a une certaine peur de ce qui peut se passer dans l’avenir…

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Par rapport à vos autres voyages dans des régions du monde touchées par la violence, comme le Mexique et la Colombie, qu’est-ce qui vous a le plus marqué en Syrie ?

baudoin-syrie-vincentSans doute quelque chose qui m’a donné une espèce d’espoir. De l’espoir venant d’un peuple qui souffre énormément, mais, à la différence de ce que j’ai vu au Mexique ou en Colombie, eux, ils n’ont plus rien. Absolument rien. Pour eux, c’est difficile de savoir ce qu’on mange le soir ou le lendemain matin, mais voilà qu’en dépit de cela, ils partagent tout. Ils t’invitent chez eux et ne peuvent t’offrir que du taboulé, alors qu’ils en on peut être mangé le matin, puis à midi et à nouveau le soir. C’est fort comme expérience, et ça pose la question s’il ne faut pas arriver au niveau de la Syrie… Il y a quelque chose chez l’humanité, quand elle descend jusqu’au béton, qu’elle ne peut pas descendre plus, et elle finit par se serrer les coudes et rebondir d’une certaine manière. Et ça, c’est l’espoir qu’ils m’ont donné. Peut-être que la « Grande catastrophe », ce ne sera pas tellement comme sur La Route de Cormac McCArthy, mais peut être que ce sera plus de l’entraide entre les gens, voire une aide qui viendrait de personnes qui aujourd’hui nous font peur.

Durant votre parcours, vous avez vu des musulmans aider des chrétiens et des chrétiens aider des musulmans. De cette image d’entraide dans ce contexte-là, quelle image tirez-vous ?

Au-delà de ce que j’ai dit sur l’humanité, il faut dire que, quand nous sommes passés, on voyait que les hommes étaient partis, à l’étranger ou à la guerre. Donc ce sont les femmes qui tiennent la maison, qui font face aux problèmes de nourriture, d’électricité, de scolarité, etc. Bien que religieuses pratiquantes, comme leurs conjoints, elles ne sont pas aussi fermées sur le monde que nous, puisque, dans le quotidien, bien des choses dépassent la religion. Les femmes, ensemble, changent les quartiers détruits d’Alep, et au milieu des ruines, elles s’occupent des enfants, de les faire chanter et vivre. Peut être que si le monde était un peu plus dirigé par les femmes, ce serait pas plus mal, hein ?baudoin-syrie-portraits

Vous avez interrogé des enfants, des religieux, des militaires, des artistes, etc., sans jamais poser de jugement, pour parvenir à dresser un portrait de la Syrie assez détaillé. Comment êtes-vous arrivé à cette méthode qui vous est propre ?

L’échange tout simplement. L’échange d’un portrait contre la réponse à une question, c’est déjà du troc, pas vrai ? Avec ça, on retourne loin en arrière, puisqu’il n’est plus question d’argent. On est alors deux êtres humains, un qui regarde dans les yeux et dessine, et l’autre qui répond à une question. Et ce ne sont pas des questions métaphysiques, mais des questions toutes simples auxquelles il pensent souvent. Et puis, il y a cette chose, le dessin qui, je crois, est magique, comme la musique. Comme quelqu’un qui dans la rue se met à jouer de la guitare, le dessin a quelque chose de l’artisanat qui sort de la main. C’est un travail comme on en voyait avant, comme des gens qui réparaient des chaises en paille et on s’arrêtait aussi pour les regarder. Travailler avec ses mains, c’est très important.

Curieusement, lors de ce voyage, il s’est passé une chose qui ne s’était pas passé une dizaine d’années auparavant quand j’étais allé en Égypte : même les femmes voilées voulaient que je leur fasse leur portrait, alors que, dans la religion musulmane, le portrait, la représentation en images, ce n’est pas très bien vu. Même si je n’aime pas trop les portables, ils ont clairement fait basculer les choses puisque, maintenant, tout le monde à travers le globe fait des selfies. Cela m’a beaucoup étonné, des femmes voilées dont je n’ai vu que les yeux, m’ont demandé des portraits, presque à la volée puisque nous étions constamment en déplacement.

Vous offrez des portraits contre des réponses, mais aussi, vous avez réalisé des croquis sur la route, pris des notes, des photos… Comment faites-vous pour construire le livre une fois de retour chez vous ?

Je travaille beaucoup quand je voyage et une grande partie du livre est faite sur le terrain. Mais après, chez moi, je me préoccupe de mettre tout en ordre. Comme vous, au moment de mettre en place ce que je raconte aujourd’hui, vous allez vous poser la question « musicale » du texte par rapport au lecteur, vous voulez atteindre une sonorité, un certain rythme. Vous devez vous demander: « Est-ce de la musique ? » C’est une question capitale lors de la construction. Dans mon cas, après avoir fait trois pages d’interviews, puis trois de portraits, il ne faut pas penser si le lecteur va suivre ou pas, mais plutôt considérer si toi-même tu sais que tu ne vas pas suivre, et si tu sens que la musique ne serait plus bonne. Le lecteur a déjà sa réponse, mais pour moi, il s’agit de le sentir comme vous sentez le sens du tempo d’une partition musicale, puisque la musique est en nous. Et moi, je dois me demander : « Serait-elle plus adaptée à eux? » Trouver cette harmonie est capital. Parfois, après avoir plongé dans la pensée d’un autre ou une réflexion sociologique, avec des portraits et des questions, je me dis qu’il faut une page de paysage, une page qui fait aller dans un autre domaine, comme on fait au cinéma, dans une interview ou dans un livre.

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Récemment, lors de votre voyage au Chili, vous avez abordé la proportion du « récit de l’humanité » face à l’immensité du cosmos. Ici, dans dans cet album sur la Syrie, il s’agissait d’un voyage à la recherche de l’espoir dans le plus profond du gouffre de de l’existence. Prochainement, vous voulez vous attaquer à quelle question ?

Je fais deux livres actuellement ! Je travaille avec une jeune autrice de bande dessinée qui s’appelle Aude Mermilliod [Éclore, Le Choeur des femmes, Il fallait que je vous le dise]. Elle est jeune, moi je suis vieux, elle est femme, je suis homme, elle est maman, je suis grand-père de dix petits-enfants, avec deux arrières-petits-enfants, et elle a des pensées très actuelles. baudoin-syrie-etre-laJe ne pense pas être un rétrograde, mais il y a des questions sur lesquelles je ne suis pas très calé. Par exemple, pour moi, le genre, qu’on entend souvent à la radio, je n’arrive pas à le saisir. C’est pour moi moins important que de parler d’autres réalités ou de l’économie. Mais comment je peux l’aborder sans être traité tout de suite de réactionnaire et même d’homme de droite ? Ça va très vite dans les réseaux ! Alors, grâce a ce dialogue avec elle dans le livre, je peux doucement aborder ces choses-là, puisqu’elle peut me dire « Mais tu es stupide ! », et elle a bien raison de le faire !

Le second livre, c’est sur la fin du monde, ou plutôt, la fin de ce monde, ce qu’on appelle l’effondrement. Je crois que tout le monde sait dire qu’on est dans un moment de bascule. On peut même regarder les voitures qui roulent comme si c’était du virtuel, comme le canard à qui on coupe la tête et qui continue de courir. On est à cette époque-là. Donc, je continue de faire des portraits, et je pose des questions aux gens. Je ne leur demande pas s’ils pensent qu’il adviendra un virus ou une nouvelle catastrophe, mais plutôt, comment revenir à l’humanité « après », ou plutôt : « Comment vous voyez l’après ? » En Syrie, j’ai vu que les gens se tiennent la main, et comment cela se fait ? Comment nous, on pourra vivre après quelque chose de cet ordre cela ? Ça me semble important de poser cette question et de faire un livre aujourd’hui sur cet après. Pas sur l’après des gens qui se tirent dessus, je ne sais pas si ce sera le cas, peut-être… Comme je fais beaucoup de portraits, il y en a qui sont pessimistes et d’autres plus optimistes. Ça fait aussi partie de la sociologie et ce n’est pas à moi de décider sur cela.

baudoin-syrie-couvC’est important, d’être un témoin de son temps ?

Je fais des livres. Ces livres servent peut-être à des gens, à découvrir comment un autre peuple vit et comment il est exactement comme nous, même s’il est né ailleurs. On me dit souvent : « Tu fais des livres, c’est important, il faut que tu fasses cela, c’est ton don et c’est une responsabilité… » Mais, à un moment donné là-bas, j’étais dans avec ces petits enfants entre les ruines. Et j’ai pensé : « Combien ? »... On pense obligatoirement à Gaza à ce moment-là, à ce qu’on est en train de fabriquer pour l’avenir… Moi j’étais devant 30 ou 40 enfants comme ça, et je me demandais : « Combien arriveront à l’âge adulte aussi martyrisés dans leur corps et leur âme ? » Et pourtant, j’étais là, je dessinais, j’étais avec eux, je les écoutais chanter avec leurs mères… Et je me disais, que je pourrais passer le reste de ma vie avec eux, même si de ces 40 enfants, peut-être qu’il y en aura que 10 qui arriveront à l’âge adulte… Tu peux faire des livres qui vont se répandre, c’est important certes, mais des fois l’important, c’est d’être là, juste là avec eux, et tu peux te passer du reste.

Propos recueillis par Jorge Sanchez

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Syrie : des pierres et de la vie.
Par Edmond Baudoin et Vincent Gelot.
Gallimard BD, 128 ., 22 €, janvier 2025.

Images © Baudoin/Gallimard – Photo © Jorge Sanchez pour BoDoï

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