Alt-Life
René et Josiane sont les heureux testeurs d’un programme révolutionnaire : un monde de réalité virtuelle sans limite, si ce n’est celles de leur esprit. Une fois là-bas, ils se livrent d’abord à tous leurs fantasmes, car tous les autres « humains » présents sont forcément consentants. Alors que Josiane semble s’épanouir de jouir sans entraves, René, lui, est tétanisé. Sans frustration, point de désir. Il cherche alors un sens à sa vie nouvelle, alors que l’humanité, elle, s’apprête à suivre ses traces et abandonner toute existence matérielle.
Thomas Cadène explore depuis plusieurs albums les questions des réseaux, du sens de la vie à l’ère numérique, du désir, de la manipulation des images et des mots, de ce qui fonde un couple (voir Sex Tape, Les Autres Gens, La Vraie Vie ou Été). Ce nouveau livre réussit à compresser tous ces thèmes dans un récit de science-fiction, extrapolant la question des mondes et réalités virtuels, et convoquant aussi la théorie scientifico-philosophique du simulateur, qui imagine que notre monde ne serait qu’un vaste théâtre virtuel conçu par des êtres d’une intelligence supérieure. Quelque part en Existenz de Cronenberg et la trilogie Matrix, avec une bonne dose de Second Life. Si l’intrigue paraît tantôt patiner un peu, avec quelques séquences répétitives de discussion (toutes en tension sexuelle) entre les deux héros dans des décors étonnants, c’est pour mieux brosser le basculement qui se produit progressivement dans l’esprit d’un homme et d’une femme qui, justement, ne deviennent qu’esprit. Et ainsi interroger le lecteur sur les fondements philosophiques de sa propre vie : suis-je un être de chair? ai-je une âme? à quoi sert mon passage sur Terre? On sourit, on réfléchit, on est mal à l’aise. D’autant que le dessin de Joseph Falzon, fin, sans presque aucune ombre et colorisé en aplats, joue au départ la carte de la froideur, peignant Josiane et René comme des marionnettes à peine plus incarnées que les pantins qui les entourent. Puis, par petites touches, paradoxalement et à mesure qu’ils perdent leur dimension charnelle, les protagonistes gagnent en expressivité et en humanité. La lecture se fait ainsi de plus en plus fascinante, et le récit vertigineux dépasse le simple cadre SF du départ. Les quelques failles scénaristiques s’estompent enfin face à un projet ambitieux et réfléchi, qui ne manquera pas de troubler ses lecteurs, qui y repenseront longtemps une fois le livre refermé. C’est rare, et donc précieux.
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